Les sites de pétitions en ligne se font-ils de l’argent sur votre dos ?

Photo : Les sites de pétitions en ligne se font-ils de l’argent sur votre dos ?

Un article paru sur Les Échos Start, avec la participation d’Angélique Chassy, enseignante-chercheur à l’EM Normandie.

ENQUÊTE // On s’engage à coups de clics, en moins de deux minutes. L’américaine Change.org et la française MesOpinions.com ont, à elles seules, rassemblé des centaines de millions de signatures, pour défendre toutes sortes de causes. Comment nos signatures sont-elles monétisées par ces entreprises privées ? Que risque-t-on ? On fait le point sur ce nouveau marché du « clictivisme ».

En 2020, 47 % des 18-30 ans ont signé une pétition ou défendu une cause sur Internet ou sur un réseau social, soit 11 points de plus en quatre ans, selon la dernière étude de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep). Preuve que les jeunes Français ne sont pas désintéressés de la politique, comme pourraient le laisser croire les chiffres de l’abstention au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 : les 18-35 ans sont ceux qui se sont le moins déplacés aux urnes.

Les sociologues nous expliquent que leur engagement politique prend seulement de nouvelles formes . Parmi elles, le « clictivisme » dont les pétitions en ligne sont la clé de voûte. « C’est un véritable progrès pour la démocratie », estime Philippe Villemus, enseignant-chercheur en leadership et stratégie de conquête, spécialisé dans l’étude des sondages à Montpellier Business School. La liste des avantages, pour lui, est longue. Son périmètre grâce au numérique est augmenté, ses objectifs vertueux et ses atouts nombreux : direct, immédiat, pratique, concret, simple, rapide, à la carte, et a priori peu engageant.

Sauf que la nature des données récoltées (les opinions politiques) n’est pas anodine. Or, les plateformes qui récoltent ces données ultrasensibles sont des entreprises privées, au premier rang desquelles l’incontournable américaine Change.org et la française MesOpinions.com. « Le risque est qu’elles utilisent la citoyenneté à des fins commerciales », prévient Angélique Chassy, professeure d’économie à l’EM Normandie.

Qui dit « intérêt général » ne veut pas dire philanthropie

« Les plateformes pétitionnaires se retrouvent à un moment ou un autre face deux options : suivre leur vocation purement citoyenne quitte à ne pas être rentable et donc renoncer à se développer, soit en faire un business en monétisant leurs services et les données récoltées – ce qui apparaît comme antidémocratique », met en balance Jean-Gabriel Contamin, professeur à l’université de Lille et coordinateur du programme de recherche sur le pétitionnement en ligne.

Dilemme éthique auquel le spécialiste trouve tout de suite une issue nuancée : « Attention, un business peut exister avec une optique citoyenne. » En témoigne le développement des CivicTech, ces start-up spécialisées dans les solutions numériques appliquées aux marchés publics en France. Et le chercheur d’ajouter : « Mais, il faut le savoir, la ligne de crête est escarpée pour les sites commerciaux. »

40,1 millions de revenus annuels

À sa création en 2007, Change.org, a opté pour un statut de « public-benefit corporation », entité juridique américaine hybride, à mi-chemin entre une entreprise classique et une association sans but lucratif, qui l’autorise à rechercher des bénéfices. A l’instar de n’importe quelle start-up, elle a dû financer son développement international. Elle a levé 15 millions de dollars en 2013, puis 25 millions de dollars l’année d’après.

Maintenant, ce leader du secteur se fait-il de l’argent sur nos données ? A priori non, ses sources de revenus sont doubles : d’une part, l’achat par des signataires de « promotions », c’est-à-dire de mise en avant des pétitions, généralement de l’ordre de 1, 3 ou 5 euros, et d’autre part les dons (récoltés via la Fondation Change.org) des 45.000 personnes identifiées comme « soutiens » dans le monde, dont 13.000 en France.

En 2019, la société labellisée B-Corp a collecté 40,1 millions de dollars de revenus dans le monde, selon le dernier rapport d’activité annuel disponible. Pas assez pour couvrir ses 45,6 millions de dollars de dépenses annuels : salaires des 164 employés, support technique du site, hébergement des données, logiciels, etc.. Depuis fin 2021, Change.org appartient à sa fondation, financée par plus de 50 riches investisseurs – parmi lesquels Bill Gates (Microsoft), Pierre Omydiar (Ebay) ou encore l’acteur Ashton Kutcher. Ce changement d’actionnariat a pour vocation de la rendre plus indépendante et surtout pérenne.

Partenariats payants, services gratuits et concurrence

Change.org n’est pas le seul acteur sur ce marché de la pétition. Et comme tout marché, chaque acteur a sa stratégie, ses « clients » cible, son modèle. Quand Change.org mise sur les « auteurs individuels » (comprenez « les citoyens lambda » qui veulent lancer une pétition en ligne), MesOpinions.com fait des collectifs, ONG et autres associations (comme Action contre la faim ou la SPA) ses principaux clients. Le premier avance 13 millions d’utilisateurs dans le monde, le second 10.000 en France.

MesOpinions.com, créée en 2006, est restée relativement confidentielle jusqu’en 2012 (date d’arrivée de Change.org en France). Depuis son siège à Wasquehal, dans les Hauts-de-France, elle s’est professionnalisée au fil des ans, avec des offres à tiroir pour ses clients « pro » : mise en Une du site pendant une période donnée, « posts » sur les réseaux sociaux ou encore un accompagnement pour communiquer auprès des médias, ect.

L’entreprise n’hésite pas à appeler des « prospects », tels Eva et Anne-Lise, deux jeunes femmes derrière la pétition « Urgence climat, pour un quota de temps dédié dans les médias » signée par 18.438 personnes (à la date où on écrit ces lignes). « Au départ, on avait fait un Google Forms, on faisait tout en mode artisanal.

Puis MesOpinions.com nous ont démarchées pour créer une pétition sur leur site. Ce qu’on a fait. Jusqu’ici ils nous ont accompagnés gracieusement », expliquent à l’unisson ces deux attachées parlementaires qui parlent d’un « vrai soulagement » pour leur emploi du temps.

À la carte

La gratuité de certains services autant que le prix du partenariat sont à la discrétion de la plateforme. « Ça dépend de plusieurs paramètres : qui est le porteur ? quelle est la cause défendue ? quels types de services on fournit ? », énumère Sophie Lefebvre, chargée des mobilisations citoyennes chez MesOpinions.com. Reste que ce canal de financement ne rapporte que 30 % du chiffre d’affaires, dont le montant ne nous a pas été communiqué. Les caisses de la société à la vingtaine d’employés sont en fait largement remplies par les dons (que ce soit des individus ou des groupes).

C’est gratuit ? C’est vous le produit !

Evidemment, tout n’est pas payant. Au contraire, hors des cuisines internes des plateformes, les services (rédaction, accompagnement, promotion, etc.) sont gratuits pour les auteurs non constitués en collectif comme pour les signataires. Or, comme on dit sur la toile : quand c’est gratuit, c’est vous le produit. En cliquant sur « signer » sur ces sites, on accepte automatiquement leurs conditions d’utilisation des données, encadrées par le règlement général de la protection des données (RGPD) européen instauré en 2018. L’usage commercial des données n’est pas exclu, mais il doit être consenti. Et bien souvent on accepte sans trop y réfléchir.

Les plateformes n’ont généralement pas de peine à obtenir notre consentement, plus ou moins éclairé… Un peu à la manière des cookies , les traces numériques que nous laissons au fil de la navigation peuvent être ensuite utilisées à des fins marketings et publicitaires. Parmi les balises web intégrées à Change.org, plusieurs sont ainsi exploitées par des géants de la revente de données comme Google Analytics, YouTube ou encore Facebook.

Risque d’instrumentalisation des opinions

Au regard de la sensibilité de la data collectée, certains le leur reprochent. « Faire marcher de tels outils nécessite de collecter des ‘données comportementales’. Cela va plus loin que les seules informations personnelles , on peut savoir à partir de quand je partage la pétition, qui a de l’influence sur qui dans mes contacts, sur mes réseaux, décrypte un des militants de Framasoft, une association pour les libertés numériques qui développe son propre outil open source Pytition. Par les liens et les croisements, leur analyse de la société est très fine… et les met en capacité de faire basculer un vote à coups de publications sur un fil d’actu ! »

La menace concrète ? Une fuite et/ou une instrumentalisation de nos opinions, alerte l’activiste sous pseudo faisant allusion au scandale politique Cambridge Analytica , du nom du cabinet d’analyse britannique qui avait siphonné les données de 87 millions de profils Facebook, utilisées par les Républicains américains pour influencer l’élection de 2016 en faveur de Donald Trump. Alors ça veut dire que le commun des mortels est définitivement cantonné à la méfiance, aux cookies et aux éventuelles fuites de données ?

Des décomptes peu robustes

La chargée des mobilisations chez MesOpinions.com résume le débat par cette interrogation : « Pourquoi se méfier plus d’une pétition que des réseaux sociaux ? » Un argument finalement peu rassurant mais partagé par le chercheur Jean-Gabriel Contamin : « Signer une pétition sur une plateforme commerciale privée, c’est comme surfer sur Google et utiliser Facebook ! On cède beaucoup d’informations sans s’en rendre compte. » Admettons que céder quelques informations personnelles soit le prix à payer pour faire avancer la cause… On bute encore sur un nouveau problème : le décompte peu robuste de signatures sur ces plateformes (associations comprises). Après avoir fait le test, il est très (très) facile de signer plusieurs fois sous le même nom une pétition avec des e-mails différents.

« Le risque de trucage est bel et bien présent faute d’un système de contrôle tiers, pointe le chercheur Philippe Villemus. Avant de signer il faudrait qu’il y ait des garanties et que l’on sache : qui paie les boosters ? est-ce que l’organisation a payé ? qui est derrière ? etc. Pour l’instant, ce secteur est encore trop opaque. » Lui milite pour la mise en place d’une d’institution de contrôle propre au pétitionnement en ligne – rôle pour l’instant assuré par défaut par la Cnil, garante de la protection des données sur le web.

Dernier hic dans la mécanique

Autre « hic » et pas des moindres : en France, la pétition n’a pas de forme juridique propre, contrairement aux Etats-Unis où un seuil de signatures peut déclencher automatiquement un référendum – d’où la professionnalisation dans les années 1990-2000 des « signature-gathering firms », dont les plateformes ne sont qu’une traduction dématérialisée.

Pour les Français, il est possible néanmoins à partir de 500.000 signatures de soumettre la pétition aux parlementaires. Mais pour être valides, ces signatures doivent avoir été récoltées… sur les sites officiels : « petitions.assemblee-nationale.fr » et l’équivalent à la chambre haute « petitions.senat.fr », qui passent toutes deux par une certification des signataires via le portail FranceConnect ou même sur le site du parlement européen « europarl.europa.eu ». Depuis 2007, seules 34 pétitions ont été débattues par les députés. Bilan léger face aux millions brassés par les plateformes…

En 2015, Change.org a ajouté une fonctionnalité pour saisir directement les décideurs politiques. C’est ainsi que Brune Poirson, ex-secrétaire d’Etat à la Transition écologique et solidaire, s’est emparée du problème de la destruction des invendus par Amazon, qui a mené à la loi antigaspillage en vigueur depuis janvier 2021.

En quête de légitimité

En dix ans d’existence en France, les plateformes ont musclé (en dépit des critiques listées plus haut) leurs efforts vers plus de transparence (double validation d’une pétition par mail, sécurisation des données, modération accrue sur les sujets lancés…). Depuis 2019, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) a labellisé les pétitions récoltant au moins 150.000 signatures sur Change.org, MesOpinions.com et Avaaz (ONG internationale), en échange de critères stricts à respecter (conformité avec le RGPD, vérification unitaire des signatures, gratuité du service, etc.).

Une chose est sûre : ces acteurs privés comblent un appétit pour de nouvelles formes démocratiques plus directes. « C’est un business émergent qui a un avenir prometteur dès lors que les plateformes auront pris plus de poids dans nos institutions », projette Fadila Leturcq, cadre de la fonction publique spécialiste des enjeux numériques et de sécurité. Avant d’ajouter : « Si et seulement si, elles deviennent légitimes… »

Auteur(s)

Photo : Comment les détaillants créent-ils de la valeur en développant un assortiment de produits locaux ?

Comment les détaillants créent-ils de la valeur en développant un assortiment de produits locaux ?

Depuis 2019, la demande des consommateurs en faveur de produits respectueux de l’environnement et socialement responsables ne cesse d’augmenter. Les marques locales ont en effet enregistré une croissance en volume de +3,9% entre 2019 et 2022 contre +2,4% pour l’ensemble des produits de grande consommation. Les consommateurs sont de plus en plus soucieux de l’origine […]

Lire la suite

Photo : Le préférendum peut-il donner un nouveau souffle à la démocratie locale en s’appuyant des conseils de citoyens ?

Le préférendum peut-il donner un nouveau souffle à la démocratie locale en s’appuyant des conseils de citoyens ?

Un article rédigé par Angélique CHASSY et Sébastien BOURDIN Fin août 2023, le porte-parole du gouvernement Oliver Véran annonce que le gouvernement pourrait recourir à un nouvel outil de participation citoyenne le Préférendum « ce qui doit être préféré par les citoyens ». Son originalité démocratique repose sur la possibilité aux citoyens de s’exprimer sur plusieurs sujets […]

Lire la suite

Photo : Dans quelle mesure une appellation géographique est-elle gage de qualité ? Le cas du whisky écossais

Dans quelle mesure une appellation géographique est-elle gage de qualité ? Le cas du whisky écossais

À l’instar du vin, le whisky écossais est soumis à plusieurs réglementations qui définissent notamment cinq appellations géographiques distinctes : Campbeltown, Highland, Islay, Lowland, et Speyside. Chacune de ces régions est réputée pour produire des styles de whisky spécifiques, définissant ainsi pour chacune d’elles une identité de terroir. Avec Bruno Pecchioli (ICN-Artem Business School), nous […]

Lire la suite