Une tribune publiée en exclusivité sur The Conversation.
Au cours de la pandémie de Covid (2020), certains commerçants ont accéléré leur numérisation en employant les moyens du bord. Que nous enseigne ce bricolage entrepreneurial ? Constitue-t-il un modèle à dupliquer ?
Quand on parle de transition numérique, on pense souvent aux multinationales, aux start-ups de la tech ou aux géants de l’industrie. Pourtant, c’est dans les commerces de proximité que s’opèrent parfois les transformations les plus concrètes, les plus agiles… et les plus inattendues.
Boulangeries, coiffeurs, fleuristes, petits restaurants ou librairies de quartier ont dû affronter de plein fouet les conséquences de la crise sanitaire liée au Covid-19: fermetures, baisse de fréquentation, nouvelles attentes des consommateurs. Et dans l’urgence, faute de budget ou de consultants, beaucoup ont inventé une digitalisation low cost, bricolée mais efficace.
Le bricolage constitue une réponse particulièrement adaptée pour les microentreprisesévoluant dans des environnements à ressources limitées, leur permettant de créer des solutions de transformation numérique à partir de moyens simples et accessibles.
Notre étude menée auprès de seize commerçants locaux en Francemontre comment cette crise a agi comme un accélérateur de transition numérique, tout en déclenchant, souvent en parallèle, une prise de conscience écologique. Face à la double contrainte, se numériser et devenir plus durable, ces entrepreneurs ont fait preuve d’une agilité inattendue, que nous analysons à travers la notion de bricolage entrepreneurial.
Une adaptation pragmatique
Privés d’accès aux solutions clés en main souvent trop coûteuses, complexes ou inadaptées à leur réalité, les commerçants interrogés ont opté pour une approche résolument pragmatique. Plutôt que de privilégier des outils sur mesure, ils ont tiré parti de ce qu’ils connaissaient déjà ou pouvaient facilement s’approprier. Cette digitalisation low cost s’appuie ainsi sur des outils existants, gratuits ou à très faible coût : les réseaux sociaux (Facebook, Instagram), Google My Business pour la visibilité locale, ou encore les plateformes de livraison comme Uber Eats ou Deliveroo.
Cette approche pragmatique de la digitalisation low cost rejoint les travaux de Liu et Zhangqui montrent comment le bricolage entrepreneurial constitue un levier essentiel d’innovation des modèles d’affaires, en particulier dans des environnements contraints.
« Avant le Covid, on postait sur Facebook de temps en temps. Depuis, c’est devenu notre principal canal de communication », explique un restaurateur.
Dans certains cas, ces choix traduisent aussi un engagement éthique. Quelques commerçants ont ainsi privilégié des moteurs de recherche plus responsables comme Ecosia, du matériel reconditionné ou des solutions open source, évitant ainsi de surinvestir tout en limitant leur impact environnemental.
Cette digitalisation à petits pas ne cherche pas tant la performance technologique à tout prix, mais permet de maintenir le lien avec le client, de gagner en visibilité locale et d’expérimenter des usages numériques à leur rythme, sans alourdir les charges fixes ni dépendre de prestataires extérieurs.
Une transition collective et écologique
Ce passage au numérique ne s’est pas fait seul. Il s’est appuyé sur les réseaux personnels et informels: enfants, amis, anciens collègues, voire des clients volontaires. Ce bricolage relationnel compense le manque de formation ou de ressources humaines spécialisées.
« J’ai embauché un serveur dont la copine est community manager. Il va s’occuper des réseaux sociaux », raconte un gérant.
L’apprentissage reste empirique, souvent improvisé, mais il illustre un modèle d’entraide locale et horizontale. Toutefois, cette dépendance à un cercle restreint peut aussi freiner la montée en compétence à long terme. À côté de cette digitalisation bricolée, une orientation écologique a émergé. Là encore, pas de grands plans RSE, mais des actions modestes impliquant, par exemple, le tri des déchets et la valorisation des circuits courts.
Digital et résilience
Cette dynamique illustre également ce qu’ont montré Tobias Bürgel, Martin Hiebl et David Pielsticker, à savoir que les petites entreprises ayant engagé une digitalisation, même modeste, ont fait preuve d’une résilience accrue face aux effets de la pandémie de Covid-19. C’est le cas, par exemple, de salons de coiffure qui ont su diversifier leurs services et valoriser leurs pratiques écoresponsables.
« On envoie les cheveux coupés à une association qui les recycle pour ensuite dépolluer la mer », raconte une coiffeuse.
D’importants freins structurels
La résilience de ces commerces de proximité ne doit pas masquer leurs fragilités. La digitalisation des petites entreprises reste inégale car, comparées aux grandes entreprises, elles adoptent tardivement une stratégie digitale. Les freins sont nombreux :
Le manque de temps :
« Je suis seule en boutique, je n’ai pas le temps de m’occuper d’un site Internet. »
Le manque de moyens :
« Être écolo, c’est bien, mais les clients ne veulent pas payer plus cher. »
Une culture parfois distante du numérique :
« Le numérique ? Pour quoi faire ? Ça marche très bien comme ça. »
Cette réalité rappelle que l’innovation low cost ne remplace pas un véritable accompagnement. Sans financement, sans formation, sans soutien structurant, les avancées risquent de rester ponctuelles et fragiles.
Mieux reconnaître le « bricolage stratégique »
Notre étude met finalement en lumière trois leviers pour l’avenir, comme valoriser le bricolage numériqueen tant que stratégie légitime d’adaptation, notamment pour les petites structures. Une autre piste qui pourrait s’avérer fertile consiste à soutenir les dynamiques écologiques locales, même modestes, comme tremplin vers une économie plus responsable. Enfin, il importe de combler les lacunes structurelles (temps, compétences, financement) pour éviter que le bricolage ne se transforme en bricolage subi.
À terme, ce sont des politiques publiques sur mesure, de la formation adaptée et des aides spécifiques aux microentreprises qui pourront transformer ces tentatives en véritables trajectoires de transformation.
La pandémie a mis les commerces de proximité à l’épreuve. Mais elle a aussi révélé leur capacité à innover avec peu, à intégrer le numérique sans le dénaturer, et à faire rimer proximité avec agilité. Leur démarche n’est pas spectaculaire, mais elle est profondément instructive : la transition digitale ne se résume pas à une question de budget ; elle se construit, pas à pas, avec les ressources disponibles, l’intelligence collective et beaucoup d’innovation. C’est cette digitalisation low cost, sobre et ancrée, qu’il est urgent de reconnaître, d’encourager et de structurer.