Henri Dou : Agir à partir de la base territoriale indépendamment du pouvoir central peut créer une nouvelle dynamique de développement national

Photo : Henri Dou : Agir à partir de la base territoriale indépendamment du pouvoir central peut créer une nouvelle dynamique de développement national

Président du think tank CIWORLDWIDE, Henri Dou fut l’un des pionniers de la veille technologique en France, notamment avec la création du CRRM (Centre de Recherches Rétrospectives de Marseille) et du premier DEA de veille technologique à l’université d’Aix-Marseille, avant de devenir consultant international. Avec Philippe Clerc et Alain Juillet, il vient de publier aux éditions ISTE, L’intelligence économique du futur, qui consacre une large place aux stratégies territoriales.

Dans l’entretien qu’il a accordé à Jean-Guy Bernard, Directeur Général de l’EM Normandie, Henri Dou plaide pour l’adoption d’un mode d’expertise pluridisciplinaire et largement décentralisé qui permette aux territoires de développer « ce qui peut être fait ici et ne peut être réalisé ailleurs ».

 

Vous insistez beaucoup dans votre dernier livre sur la nécessité de changer notre façon de penser l’intelligence économique et, en particulier, l’intelligence économique territoriale. Vous plaidez notamment pour une approche « latérale » des problèmes, rompant avec les méthodes d’analyse traditionnelle pour trouver dans la réalité locale des facteurs de développement autonomes. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Les régions ont, en vertu de leur histoire, de leur développement antérieur et de leurs spécificités, des ressources permettant un développement endogène, certes limité mais perceptible et compréhensible par les citoyens. Notamment en ce qui concerne le maintien de l’accès aux biens communs. Or, la volonté de tout gérer et contrôler depuis Paris a percolé jusqu’à la prise de décision territoriale puisque ce modèle centralisé est repris par bien des Conseil régionaux…  D’où les conflits qui peuvent exister entre ces derniers, les Conseils départementaux et les différentes collectivités. Laisser la place aux initiatives locales, en leur permettant de développer des projets simples, partiellement ou totalement financés (ce qui permet le contrôle ante, en cours et post) peut grandement améliorer la cohésion sociale, permettant aux citoyens de co-construire leur avenir. Il est évident que nous ne parlons pas ici de grands projets d’infrastructures, car lorsqu’on fait une consultation sur le tracé d’un TGV, la perception du citoyen est que son avis comptera peu car la décision est déjà prise, conduisant les gens à se réfugier dans la protestation conflictuelle. Voyez Notre-Dame des Landes…

 

Dans un monde où, dites-vous, les transferts de richesses des plus aisés vers les plus pauvres ont tendance à régresser, notamment à l’échelon interrégional, vous mettez beaucoup d’espoir dans le développement de la prospective territoriale, comme instrument de développement endogène. Mais ne faut-il pas, dans ce cas, diversifier les sources d’expertises, pour renouveler, comme vous le préconisez, les champs de réflexion ? 

Depuis notre enfance, le système éducatif nous dispense un enseignement linéaire qui consiste à examiner les problèmes les uns après les autres, sans tenir compte de leurs interactions. Si ce mode de pensée a permis un développement indéniable dans les années passées, il n’est plus adapté à la complexité du monde qui nous entoure, que nous devons mieux déchiffrer pour agir. Il faut ainsi développer une pensée complexe, latérale, pour comprendre le « tout » en connaissant et gérant les interactions entre les différentes parties qui le compose. Cela pose le problème de l’expertise. Il faut que, dans la réalité, dans la manière d’examiner un problème, on ouvre largement le champ de l’analyse et de la décision – j’insiste sur ce dernier point –  à des personnes de formations différentes de celles de nos « élites ». Il faut renouveler les champs de réflexion, proposer des solutions multiformes qui laissent libre cours à la créativité, à l’imagination et à l’innovation.

Les décideurs actuels ont une vision du monde restreinte à l’idéologie dominante qui est celle de la société néo-libérale. Les contraintes climatiques, environnementales, de structuration du territoire (habitat), de mobilité, sont peu ou mal prises en compte dans un pays où la décision se fait toujours dans un cercle restreint et où la consanguinité intellectuelle est de mise… Avec les conséquences que l’on sait. Cela pose aussi un problème éducatif, entre autre au niveau de la maîtrise, de l’analyse et de la compréhension des informations. On ne peut pas laisser à Facebook et aux réseaux sociaux le monopole de l’information ni par homothétie aux chaînes d’information en continu !

 

Quand on parle de redynamiser les territoires, cela se traduit souvent par une action en faveur des métropoles, lesquelles bénéficient essentiellement des politiques d’innovation (smart cities etc.). Comment faire pour que les périphéries ne soient pas exclues ?

Avant tout, il faut changer les représentations et privilégier une approche différente de celle qui veut que tout soit résolu par une croissance à tout prix dont on voit de plus en plus les limites. Concentrer les moyens uniquement sur les métropoles, c’est valider le scénario catastrophe de la DATAR développé dans les années 1980 et dont la métropolisation excessive que nous connaissons nous rapproche aujourd’hui.

En voulant corriger ainsi les inévitables inégalités géographiques entre les territoires, on a créé pire : des inégalités sociales structurelles ! Cette hyper-concentration des activités a conduit à une augmentation des loyers, à des foyers de pollution urbains, à l’engorgement de la circulation, etc. On force ainsi beaucoup de gens à vivre dans des conditions particulièrement inconfortables alors qu’il serait possible, avec les moyens modernes de communication, de développer autrement nos territoires.

Cette manière de voir, favorisée par la vision européenne des smart cities, conduit trop de politiques à établir presque inconsciemment une relation entre l’agrandissement de la métropole et le développement de leur carrière. Il faut donc développer une politique plus sensée, favorisant un mode de vie différent, notamment par l’implantation d’industries (légères au plan des infrastructures) dans les territoires et hors des grandes villes. Cela signifie aussi qu’il faut privilégier les circuits courts, entre autres sur le plan alimentaire, et développer (cela demande de l’imagination) des modalités de service nouvelles pour éviter la sensation d’éloignement, de perte de considération et d’abandon. Les technologies actuelles le permettent, que ce soit au niveau des services publics, de la médecine, ou de l’enseignement.

 

Vous revenez souvent dans votre livre sur l’utilité de l’échec dans le processus d’innovation. « L’erreur, dites-vous, est perçue comme pénalisante, alors qu’elle est au contraire porteuse de sens ». Par exemple ?  

Pensez-vous que tout ce qu’on entreprend doit être une réussite ? Si cela était vrai il n’y aurait pas autant de familles recomposées par exemple ! Ainsi, dans « la vraie vie », l’apprentissage s’opère-t-il souvent à travers une approche d’erreurs successives à partir desquelles on progresse et on devient adulte. C’est un processus naturel. Mais, dans notre société, et entre autres en France, on ne tolère pas l’échec. Cette mentalité, sans doute liée au fait que l’on minimise les possibilités d’échec en fonction de sa condition sociale et des moyens que l’on a à sa disposition, est une forme de pensée inégalitaire, qui se retrouve en politique, au niveau éducatif, en économie. On ne prête qu’aux riches. Il faut donc de plus en plus généraliser le droit à l’erreur (le fisc l’a fait, et c’est très bien), mais cela mérite d’être étendu. Cela me fait penser aux réflexions de Nicolas Tenzer (ndlr : La France disparaît du monde, Grasset, 2008), sur l’inadéquation entre nos ambitions – toujours grandioses – et la réalité des moyens qu’on y consacre, beaucoup moins brillante. Cette fausse vision de l’échec y participe. Il nous faut, pour aller de l’avant, des « lettres de course », mais aussi la liberté d’expérimenter. Après quoi, on juge.  Mais le centralisme étatique brise les volontés du plus grand nombre et ne laisse se développer que ceux qui (par formation, affinité, copinage) ont les clés permettant d’ouvrir « les portes du faire ». En même temps, cette aversion pour le risque est confortée par le « principe de précaution » inscrit dans notre Constitution ce qui est un comble. Une société qui ne prend pas de risques reste immobile et, in fine, s’appauvrit !

 

Dans le premier tome de votre livre intitulé « une nouvelle approche stratégique opérationnelle », vous consacrez un chapitre au concept de sphère d’influence. En quoi ce concept, géopolitique à l’origine, est-il essentiel à vos yeux en matière d’intelligence économique territoriale ?

Parce qu’il atteste de la capacité d’un territoire à montrer que « ce qui peut être fait ici ne peut être réalisé ailleurs ». Un territoire doit se forger un imaginaire collectif permettant de catalyser les énergies dans la même direction. La sphère ou les sphères d’influence participent à cet imaginaire.  Au plan national, on ne peut admettre qu’un territoire ou une région puisse se développer aux dépens d’un autre, car ce serait travailler à somme nulle. Il faut donc aller au-delà,  c’est-à-dire hors du territoire national. Forger une image internationale du territoire, c’est attirer des touristes, favoriser des implantations industrielles, projeter une image de bien-être (que ce soit au niveau de la sécurité, de l’environnement, des commodités). Mais développer une influence nécessite des moyens. Et trop souvent, je l’ai dit, ceux-ci se concentrent vers les métropoles. C’est le rôle de l’intelligence économique territoriale d’analyser tous les atouts possibles et de les mettre en valeur.

Cela passe par une meilleure connaissance du territoire, que tous les acteurs devraient posséder.  Non seulement les acteurs politiques et économiques, mais aussi en amont, en partant des contenus délivrés par l’enseignement scolaire. Combien d’élèves du primaire, et même du secondaire, connaissent réellement le territoire où ils vivent ? Si la culture internet permet de s’ouvrir sur le monde, elle coupe trop souvent des réalités les plus proches. Et pas seulement les enfants ! J’ai été stupéfait de constater récemment, au sein d’une instance censée, théoriquement, accumuler et interpréter les informations – le CESER d’une région, en l’occurrence – que certains de ses membres ignoraient que le III° arrondissement de Marseille était le plus pauvre de la métropole (1) ! Si la culture territoriale fait défaut, comment espérer prendre les bonnes décisions ?

 

Confrontés au défi du Big data, comment les territoires doivent-ils s’organiser ? « Le pouvoir, écrivez-vous, reviendra à ceux qui maîtriseront les usages et l’analyse des données de masse pour comprendre les besoins du consommateur mais aussi les intentions des territoires concurrents ». Au-delà de l’accès, se pose donc aussi le problème de la souveraineté de ces données. Comment, dans ce contexte, protéger nos actifs stratégiques, et à qui en confier la défense ?  

Avant de maîtriser les données et donc de parler de la souveraineté de celles-ci, il faut savoir de quelles données on parle, de la manière de les acquérir et, globalement de quelle instance elles ressortent : commune, intercommunalité, département, région, Etat … voire de simples particuliers.  Cela pose le problème de l’organisation des informations issues du territoire, qui les détient, qui les capture, et comment, depuis la sécurité sociale jusqu’aux données démographiques et économiques, en passant par l’analyse des paiements effectués par carte bancaire dans les supermarchés ou les achats sur internet…

Avant de parler de protection des données à l’échelon du territoire, parlons de leur organisation. Quelles données stratégiques doit-on protéger, à la lumière du traitement de masse, bien entendu ? Ensuite, comment éviter leur dispersion et leur dissémination, dans un contexte grandissant de cybercriminalité ? Mettons-nous enfin à la place de territoires concurrents (j’entends : extranationaux), avec lesquels nos propres territoires sont en compétition et essayons d’analyser ce dont ils ont besoin pour nous connaître et nous concurrencer efficacement.  Rien ne sert de se réfugier derrière le RGPD, qui certes est efficace en France, mais n’est d’aucun secours lorsque des données stratégiques sont hébergées hors de nos frontières, ce qui est le cas pour la majorité des services en ligne actuellement !

 

La Normandie, sous l’impulsion notamment du préfet Pautrat, a été – et reste – pionnière en matière d’Intelligence territoriale, en développant notamment des circuits courts de décision entre les différents acteurs territoriaux. Ce modèle est-il transposable partout ?

Ce qu’il faut dégager des actions menées en Intelligence territoriale en Normandie, c’est la philosophie globale de l’approche. Elle est généralisable, mais ne peut être bénéfique que si certaines conditions sont remplies. D’abord, la volonté des parties prenantes, que ce soit au plan politique, économique, ou de la société civile. En ce sens, les racines historiques de la Normandie ont fourni, inconsciemment ou non, un tribut conséquent. Ensuite, il faut disposer d’une cartographie très précise des atouts et des faiblesses du territoire qu’on souhaite développer. Enfin, il faut être conscient de ses moyens d’action. Si le principe général de l’approche « Pautrat » est excellent, cette dernière ne pourra pas être appliquée de la même manière en Normandie ou sur le Larzac.

Pour conclure, je dirais que vu l’état actuel de notre fragmentation sociale, l’essentiel est de ne pas rester immobile. Tout ce qui peut contribuer à un développement (qu’il soit endogène ou exogène) est bon à prendre s’il se fonde sur un esprit d’initiative local. Agir à partir de la « base territoriale » sans se préoccuper du pouvoir central peut créer les conditions d’une nouvelle dynamique nationale de développement. Mais dans cette approche territoriale, il ne faut jamais oublier que le territoire national, de par sa structure géographique, ses conditions climatiques et son histoire, est constitué de régions qui, au point de vue des facilités et de la richesse ne sont pas identiques. Pour décisive qu’elle soit, l’Intelligence territoriale ne peut se substituer à la solidarité nationale. Elle peut, en revanche, la rendre plus efficace !

 

(1) Voir à ce sujet : vidéo france3-regions.francetvinfo.fr 

 

Téléchargez l’entretien (format PDF)

 

 

Henri DOU, extraits :

 Le rôle moteur de la prospective territoriale.

Dans le cadre d’une fragmentation  des territoires  devenue réalité, où de  moins  en  moins  de ressources seront transférées pour équilibrer le développement, une solution s’impose : les territoires doivent prendre conscience qu’ils sont maîtres de leur destin et que si certains   vont  décliner,  d’autres  vont  se  développer.  Il devient  donc nécessaire, au-delà des acteurs politiques, de mobiliser toutes les volontés locales pour identifier les possibilités de développement territorial. En effet, les forces endogènes et les effets des technologies en développement sont susceptibles  d’impulser  des dynamiques nouvelles et des scénarios de développement nouveaux. Il faut maîtriser dans  la  mesure  du  possible  les  facteurs  de  changement  qui  nourrissent  l’incertitude  : la mondialisation, l’urbanisation, l’accentuation des mobilités, l’accélération des temporalités, la consommation des ressources naturelles, le changement climatique, la  décentralisation,  les  mutations  économiques,  les  restructurations  des  services publics  et  de  l’État.  C’est  dans  ce  cadre  que  s’inscrit  la  prospective  territoriale  en analysant les forces et les faiblesses, les projets mobilisateurs ainsi que les leviers qui permettent  leur  développement.  En  bref,  la  prospective  territoriale  va  permettre  de mobiliser les énergies et de décliner les futurs possibles pour le territoire.

Une gouvernance au plus près des lieux de développement.

Dans un contexte de compétition régionale en France, mais aussi entre régions européennes, l’intelligence économique  devra  se  situer  plus  près  des  lieux  de  développement,  des  citoyens,  en prenant en compte les spécificités régionales et en instituant une gouvernance qui ne travaillera  plus top down mais bottom up.  C’est  à  cette  condition  que  l’intelligence économique pourra continuer à  être efficace, loin des préoccupations d’un État qui, pour beaucoup de citoyens, a failli. On peut alors assister à une prise en main de son propre  développement  par  la  société  civile  et  ceci  hors  de  l’emprise  étatique.

L’intelligence économique du futur, tome 2, par Henri Dou, Alain Juillet et Philippe Clerc, ISTE Editions, 2019.


 

ABSTRACT

ACTING FROM A TERRITORY BASE, INDEPENDENTLY FROM CENTRAL GOVERNMENT, MAY GENERATE NEW DYNAMICS IN NATIONAL DEVELOPMENT

Now President of the CIWORLDWIDE Thinktank, Henri Dou was one of the pioneers of Technology Watch in France, in particular with the creation of the CRRM (Centre de Recherches Rétrospectives de Marseille) and the opening of the first postgraduate in Technology Watch at Université d’Aix-Marseille, before becoming an international consultant. With Philippe Clerc and Alain Juillet, Henri Dou has just published a book with ISTE Publishers, L’intelligence économique du futur (The Economic Intelligence of the Future), where they devote a substantial part to territory strategies.

In his interview with EM Normandie Director General Jean Guy Bernard, Henri Dou put the case for adopting a cross-disciplinary and largely decentralised mode of expertise which should allow territories to develop, since ‘what can be done here cannot be done elsewhere’.

 

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