En 1976, paraît un livre au titre-choc : La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre. Le scandale est énorme et, l’auteur, le professeur Yves Lacoste, se trouve mis au ban des géographes universitaires. Il n’en a cure et l’affirme haut et fort : la géopolitique, ce sont des rivalités de pouvoir sur des territoires. Toutes sortes de pouvoirs, d’ailleurs, se déclinant de la puissance à l’état pur jusqu’à des formes plus subtiles. Quarante après, celui qui est désormais considéré comme le “père de l’Ecole française de géopolitique” persiste et signe. Et il faut reconnaître que l’évolution du monde lui a amplement donné raison.
Dans l’entretien qu’il a accordé à Jean-Guy Bernard, Directeur Général de l’EM Normandie, Yves Lacoste explique que les rivalités de pouvoir ne sont pas seulement fonction des richesses d’un territoire, mais sont aussi le fruit des représentations mentales que les populations et leurs dirigeants se font de ce territoire. En ce sens, la grille de décryptage du monde que constitue la géopolitique se révèle un outil précieux pour l’intelligence économique et territoriale dont l’objectif majeur est d’optimiser ou consolider les atouts des territoires.
En 1976, vous publiez un essai au titre détonnant, qui va connaître un beau succès : La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre (Maspero – réédition La Découverte, 2014). Votre lucidité, votre pratique critique et votre franc-parler ont fait de vous le “père de l’Ecole française de géopolitique”. Quarante ans après, restez-vous sur cette même ligne ? Où en êtes-vous de votre réflexion sur les finalités et les méthodes de l’analyse géopolitique ?
Depuis toujours, ma préoccupation première n’a été pas de me complaire dans l’académisme mais de faire prendre conscience à nos concitoyens du rôle capital que jouent la géographie et l’histoire dans leurs vies au quotidien. Aussi, qu’importe si ce livre fit scandale et me valut d’emblée l’hostilité du monde universitaire ! En publiant La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, je souhaitais alors faire prendre conscience à mes concitoyens des formidables enjeux que soulève la géographie. Il faut d’ailleurs noter qu’on ne relève pas trace du mot de géopolitique dans ce livre. C’est seulement quelques années plus tard qu’il apparaîtra dans l’actualité sous la plume d’André Fontaine, directeur du Monde. Alors qu’il commente la guerre qui vient d’éclater fin 1978/début 1979 entre deux Etats communistes – Vietnam et Cambodge, puis Chine et Vietnam – un affrontement proprement incompréhensible (voire inconcevable) pour les intellectuels de l’époque, André Fontaine termine son analyse par un commentaire désapprobateur, en disant : “C’est de la géopolitique !”
La presse s’en empare et le terme fait florès. C’est par ce biais que le mot géopolitique, banni du discours public à cause de l’usage qu’en avaient fait les théoriciens du Troisième Reich, refait surface dans l’actualité. Peu à peu, le terme se trouve de nouveau utilisé dans les rubriques internationales des médias à propos du retour en Iran de Khomeiny, puis à l’occasion de l’irruption de l’Armée rouge en Afghanistan, entrant ainsi dans la terminologie courante de ceux qui commentent la sphère complexe des relations internationales.
Or que signifie aujourd’hui le terme de géopolitique ? Il englobe à mon sens tout ce qui concerne les rivalités de pouvoir ou d’influence sur des territoires et les populations qui y vivent. On songe bien sûr de prime abord aux rivalités de pouvoir politiques – entre Etats mais aussi entre mouvements politiques ou groupes armés plus ou moins structurés, plus ou moins clandestins. Mais il s’étend plus largement à toutes les rivalités qui s’exercent pour contrôler ou, carrément, dominer du territoire. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les rivalités de pouvoir sur des territoires se déclinent sur une gamme très large, elles ne sont pas seulement fonction des richesses du territoire. Car toutes les rivalités de pouvoir ont pour moteur, d’abord et avant tout, des représentations. Prenons un exemple emblématique : Jérusalem. Ce n’est pas là un lieu où l’on peut espérer exploiter des ressources naturelles. Mais c’est en revanche un lieu hautement symbolique, qui cristallise tant de représentations, donc de passions collectives. Et ces passions s’exacerbent bien au-delà des seules rivalités de voisinage et de frontières. Pour preuve, Washington suit avec un intérêt pointilleux tout ce qui se passe à Jérusalem, alors que cette ville est située loin du territoire américain.
Pour appréhender correctement une configuration géopolitique, il ne suffit pas – même si c’est indispensable – de cartographier les enjeux. Il faut intégrer dans le raisonnement l’analyse des idées qui font agir les acteurs principaux, chacun traduisant l’état d’esprit du camp qui est le sien et influençant simultanément la perception que les autres ont de lui. Ces idées sont à la base de projets qui comptent autant que l’appréhension correcte des données naturelles, puisqu’elles se révèlent être déterminantes dans les attitudes et l’adoption des choix stratégiques. Il ne s’agit pas ici de porter un quelconque jugement de valeur sur ces idées géopolitiques. Car il importe peu finalement qu’une représentation soit fausse ou scandaleuse. Ce qui compte concrètement, c’est que sa simple existence entraîne des conséquences géopolitiques considérables, et que donc, même si on les juge erronées ou dangereuses, on ne peut en aucun cas faire comme si de telles représentations, susceptibles de mobiliser de manière paroxystique, n’existaient pas.
C’est aussi là que la nation s’impose comme une idée-force de la géopolitique, je l’ai longuement expliqué dans l’un de mes ouvrages (Vive la nation – Destin d’une idée géopolitique, Fayard, 1998). D’une part, parce qu’elle se réfère à un territoire, le sien (il n’est pas de nation sans territoire). D’autre part, parce qu’elle implique la question du pouvoir, donc le choix de ses dirigeants. L’idée de nation se trouve donc naturellement chargée de valeurs, surtout si elle est contestée ou menacée. Il n’est que de voir comment, depuis des décennies, Israéliens et Palestiniens s’affrontent pour des parcelles de territoires, qui sont sacralisés par des représentations religieuses et/ou politiques…
Justement, pour le géographe que vous êtes, qu’est-ce qu’un territoire ? Comment le définiriez-vous aujourd’hui ?
Le mot vient du latin territorium, qui a aussi donné terroir. Au Moyen-Âge, il désigne des fiefs et localités sous autorité ecclésiastique, puis les terres sur lesquelles s’exercent les lois et le pouvoir d’un Etat. Aujourd’hui, le terme connaît un indéniable succès, désignant l’étendue sur laquelle vit un groupe humain qui le considère comme sa propriété collective.
On observe donc des logiques géopolitiques différentes se déployer, aussi bien entre les Etats qu’entre des territoires, fussent-ils de taille restreinte. Pouvoir et territoire apparaissent donc étroitement liés l’un à l’autre. Tout pouvoir politique officiel a son territoire, c’est-à-dire – au moins en théorie – une étendue clairement délimitée sur laquelle il est censé exercer son autorité et sa souveraineté sans partage.
A cet égard, on doit se souvenir que le mot région, très utilisé dans le langage administratif et politique, vient du latin regio qui signifie ligne, limite, zone, territoire, pays. Regio est un dérivatif de regere, c’est-à-dire diriger, régir. Ce qui introduit bien évidemment la dimension rapports de force dans la configuration étudiée. Mais alors qu’hier, ces rapports de force restaient souvent peu ou pas connus, la mondialisation économique et médiatique a bouleversé la donne. Comprendre l’évolution des situations géopolitiques, y compris à l’échelle des territoires, oblige à établir des cartes à des échelles différentes, allant du planétaire au local. On sait que le terme “diachronie” est devenu usuel dans la sphère historique, en distinguant les différents temps de l’histoire, court et long. Le terme de “diatope” est de même très utile en géopolitique. En effet, en prenant en compte les distances et les tailles des territoires, il désigne la différenciation spatiale des rapports de force et leurs échelles, ce qui permet de mieux appréhender les répercussions proches ou lointaines des conflits géopolitiques. D’où l’idée de construire une représentation de l’espace terrestre à la manière de plans superposés, en envisageant des interactions entre les différents niveaux d’analyse.
Ne nous y trompons pas : les raisonnements géopolitiques permettent non seulement de mieux saisir les causes et genèses de différents conflits, au sein d’un pays ou entre des Etats, mais ils sont également susceptibles de nous aider à envisager quelles peuvent en être les conséquences dans d’autres zones plus éloignées, voire carrément dans d’autres parties du monde.
Le n°140 d’Hérodote, revue de géopolitique dont vous avez été le fondateur, était consacré au thème “Renseignement et intelligence géographique”, avec une interview du Préfet Rémy Pautrat. Les territoires se trouvent aujourd’hui, bon gré mal gré, impactés par une guerre économique d’échelle planétaire. Selon vous, quelles ressources peut leur offrir l’intelligence territoriale ?
Le travail réalisé par Hérodote (484-425 av. JC) il y a de cela 25 siècles est déjà en soi une démarche de renseignement et d’intelligence géographique. Pragmatique, Hérodote estime qu’après les deux guerres médiques que la Grèce vient de subir, une troisième est en préparation. Sa démarche, proactive, vise à étudier la situation réelle dans la zone géographique concernée. C’est ainsi qu’il s’impose tout à la fois à nos yeux de “modernes” comme le premier historien et le premier géographe. En cette lointaine antiquité, il n’y a pas de cartes, ni de références sémantiques précises. Il est ainsi contraint de créer des mots pour décrire des configurations bien particulières. Par exemple, observant la manière dont les bras du Nil se jettent dans la mer, il invente le mot delta, l’adoptant puisque les ramifications du fleuve ressemblent alors à cette lettre de l’alphabet grec. Mais Hérodote va plus loin et, en ce sens, il rejoint les préoccupations de tout chef de guerre, soucieux d’acquérir du renseignement pour élaborer sa stratégie et guider son action. Il recense et décrit les formes d’organisations militaires, les systèmes politiques, etc. que risquent d’affronter les Grecs.
Cette guerre n’a finalement pas lieu. Mais quand un siècle plus tard, Alexandre le Grand se lance à l’assaut de l’Asie, il a lu Hérodote. La géographie sert donc bien, d’abord, à faire la guerre… Mutatis mutandis, il me semble qu’une semblable logique devrait nous guider pour optimiser ou consolider les atouts des territoires. La préoccupation d’Hérodote était d’ordre stratégique. Rappelons que le mot stratégie vient du grec stratos, armée, et ageîn, conduire. La stratégie est ainsi cet art de la guerre qui consiste à faire évoluer une armée face à l’ennemi sur un territoire. Aujourd’hui, on ramène la stratégie à la seule coordination d’actions en fonction d’un but. C’est oublier que tout raisonnement stratégique intègre les caractéristiques géographiques des positions occupées par les forces qui s’opposent ; et que la stratégie vise aussi à imaginer
un plan d’action pour vaincre l’adversaire, en intégrant ce qu’il a lui-même pu concevoir. D’où une double dimension, d’ordre physique et psychologique, dans la stratégie.
Pour en revenir à la question, il n’est donc pas étonnant que la logique d’intelligence territoriale ait été lancée et soutenue en France à l’échelle régionale par des hommes comme le préfet Rémy Pautrat, lequel, après avoir été un haut responsable du renseignement au niveau national, a su ouvrir de nouvelles voies et déployer ses savoirs en matière d’intelligence économique pour optimiser les atouts de la région Basse Normandie dont il est alors le préfet.
Vous venez de publier Aventures d’un géographe (Editions des Equateurs). Votre savoir est théorique, certes, mais repose aussi et surtout sur une excellente connaissance du terrain. Quelles leçons en tirez-vous ?
J’espère avoir contribué à dépoussiérer l’enseignement de la géographie, pour la replacer au cœur des problématiques d’aujourd’hui. Un exemple entre mille : ma contribution de géographe aux études postcoloniales, lesquelles sont malheureusement encore trop souvent négligées dans notre pays. Pourquoi rechigne-t-on à les aborder franchement, quand on sait qu’elles impactent les territoires, ne serait-ce que par leurs conséquences démographiques et leurs localisations, le plus souvent fortement liées à l’histoire coloniale française, puis au processus de décolonisation ?
C’est là une thématique qui me tient à cœur car ma vie a été liée à ces questions. Je suis né en 1929 à Fès au Maroc. J’y ai réalisé mes premiers travaux de géographe. Mon épouse Camille fut une universitaire qui toute sa vie se passionna pour le monde berbère. A l’évidence, la situation postcoloniale tend à se dégrader, d’où l’urgence qu’il y a, à mes yeux, à ouvrir un débat de fond, pour expliquer – sans chercher à les excuser – les conquêtes coloniales, en réalité fort complexes. Rien n’est plus périlleux que l’ambiguïté et la méconnaissance.
Pour conclure, je dirais qu’aujourd’hui encore, je me définis comme géographe, même si je précise volontiers que je suis un passionné d’histoire tout en apparaissant aux yeux du grand public comme un spécialiste de géopolitique. Il me semble d’ailleurs que les géographes ont un important rôle civique à jouer, car ils ont cette capacité à aider leurs concitoyens à bien appréhender l’espace où ils vivent, en leur faisant comprendre les rapports de force qui y existent, ce qui signifie ni plus ni moins que de faire de la géopolitique à l’échelle locale. L’analyse géopolitique devient alors un moyen de remettre le citoyen au centre de notre vie démocratique.
De fait, être et se revendiquer géographe, c’est d’abord jeter un regard particulier sur les choses et le monde en les appréhendant initialement en fonction de leurs configurations spatiales, en conjuguant tout à la fois ce que l’on observe sous nos yeux et ce qui se passe très loin, sur de vastes étendues, en intégrant également la dimension historique. En ce sens, et avec cette expérience qui fut la mienne, je me pose parfois la question de savoir si la géographie n’est pas plutôt une certaine façon de voir et vivre le monde qu’une science ou un métier…
Yves Lacoste, extraits :
Dans le Dictionnaire de géopolitique qu’il dirige en 1993 (Flammarion), Yves Lacoste met en avant l’importance des représentations (notamment la conception du temps et de l’histoire) qu’ont les groupes humains et qui agissent comme des moteurs de leur évolution et de leur devenir.
– Importance des valeurs et de l’histoire dans les représentations du territoire : “Toutes les opinions géopolitiques qui s’affrontent ou se confrontent, puisqu’il s’agit de rivalités de pouvoirs (officiels ou religieux, actuels ou potentiels) sur des territoires et les hommes qui y vivent, sont des représentations chargées de valeurs, plus ou moins partielles et plus ou moins consciemment partiales de situations réelles dont les caractéristiques ne sont pas faciles à établir.” (p. 27). Ce type de représentation “se réfère aux situations et aux conflits antérieurs remontant à plus ou moins longtemps, ces souvenirs plus ou moins sélectifs étant évidemment assortis de jugements de valeur. Chacune se fonde sur sa vision de l’histoire, sur d’anciens tracés de frontières, sur des configurations spatiales dont le souvenir est entretenu ou non, selon les besoins de la cause. C’est tout le problème des ‘droits historiques’ qui se réfèrent à telle ou telle carte ou à telle ou telle description de géographie historique. Telle représentation repose sur des ‘temps longs’ pour fonder ses droits sur un lointain passé. Au contraire, ses adversaires joueront les ‘temps courts’ s’ils leur sont plus favorables. Telle représentation ‘saute’ toute une période du passé, celle qu’au contraire privilégie le discours adverse. Rares sont les raisonnements géopolitiques qui ne font aucune référence à l’histoire et dont les arguments paraissent exclusivement spatiaux.” (p. 29)
– Le rôle-clé des minorités agissantes : “Comme les discours, les représentations géopolitiques ne sont pas initialement le fait d’un Etat ou d’un peuple, mais de personnages ou de petits groupes qui les ont formulées ou inventées. Même si ensuite elles sont largement propagées et adoptées par la grande majorité d’une nation, elles sont d’abord le fait d’hommes politiques (ou de leurs conseillers), mais aussi d’intellectuels – souvent des géographes ou des historiens – qui expriment, outre les intérêts de l’Etat ou du groupe culturel qu’ils servent, leur façon personnelle de voir les choses. Il y a aussi les discours des rivaux ou de ceux qui sont dans l’opposition (ou du moins celle du moment) qui, sans pour autant se rallier aux thèses de l’adversaire étranger, tient à marquer sa différence avec celle du régime en place. L’analyse ‘objective’ d’observateurs étrangers n’implique pas qu’ils soient nécessairement neutres. Ils sont particulièrement sollicités, et il faut tenir compte de certaines relations sentimentales, des affinités idéologiques et des ressemblances qui peuvent exister entre les problèmes d’Etats différents.” (p. 29)
Abstract
“Geography is, first and foremost, about making war”: Power, Rivalries & Territories.
In 1976, “Geography is, first and foremost, about making war” was a shock-title book that raised a huge scandal when it was published and the author, Professor Yves Lacoste, was ostracised by academic geographers. He could not care less as he still claims vigorously that geopolitics deals with power rivalries about territories. And a wide range of powers actually, from sheer power to more subtle variations. Forty years later, he who is now regarded as the ‘Father of the French School of Geopolitics’, has not budged one inch. And one cannot but admit that the way the world has gone pays ample tribute to his views.
When talking to EM Normandie’s Director General Jean-Guy Bernard, Yves Lacoste explained that power rivalries were not only dependent on the wealth of a territory, but also the outcome of mind representations that people and their leaders have of this territory. In this respect, the world decoding grid which geopolitics offers proves to be a sterling tool for Economic and Territory Intelligence whose goal is to optimise or strengthen territory assets.