Agrégée d’histoire, professeur de géopolitique en Classes préparatoires aux Grandes écoles, Axelle Degans vient de soutenir une thèse remarquée sur la sécurité économique de la France à l’université de Reims (URCA). Auteur de plusieurs ouvrages, elle contribue activement au site Diploweb.com, à la fois comme chroniqueuse et comme membre de son conseil scientifique.
Dans l’entretien qu’elle a accordé à Jean-Guy Bernard, Président du Conseil d’Orientation Stratégique de l’EM Normandie, et à Ludovic Jeanne, enseignant-chercheur en géopolitique, Axelle Degans plaide pour une prise en compte accrue de la géopolitique par les acteurs territoriaux, quel que soit leur échelon géographique ou politique. Une démarche qui, insiste-t-elle, ne peut que renforcer l’efficacité des politiques d’Intelligence Economique Territoriale déjà mises en œuvre pour répondre aux contraintes de la globalisation.
Vous venez de soutenir une thèse intitulée La sécurité économique de la France dans la mondialisation : une stratégie de puissance face aux nouveaux défis du XXIème siècle (1). En quoi les territoires d’échelon infranational (les Régions, notamment) sont-ils concernés par cette question ?
D’abord parce que les deux cadres sont indissociables. Les acteurs régionaux sont depuis longtemps des acteurs à part entière de l’Intelligence économique (IE). En Basse-Normandie d’abord (1996-1999), puis dans ma région d’origine, le Nord-Pas de Calais (1999-2002), le préfet Rémy Pautrat a souligné l’importance de l’échelon régional dans la mise en œuvre d’une politique nationale d’IE cohérente, formulant ainsi les bases de l’IE territoriale (IET). Je dirais même que son action a montré que s’il appartenait à l’État de fixer les grands principes, l’IE ne pouvait être déclinée efficacement qu’à l’échelle locale.
D’où l’importance croissante des Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRRECTE) qui, chapeautées par le Comité régional de l’IE (CRIE), participent pleinement à sa mise en œuvre, via notamment, les Secrétaires généraux à l’action régionale. Destinés à valoriser les atouts d’un territoire, des pôles de compétitivité comme Up Tex à Tourcoing (Nord), qui rassemble des entreprises et des organismes de recherche du secteur textile de la région Hauts-de-France, ou en Normandie, Hippolia (dédié à la filière équine) et TES (sécurité numérique et innovation), n’existeraient pas sans une action concertée des acteurs nationaux et régionaux. Les territoires et leurs entreprises se situant en première ligne dans la concurrence mondiale, l’IET permet de les protéger, de les vivifier. Dans cette optique de déclinaison régionale d’une politique nationale, la géopolitique offre un éclairage nouveau et essentiel. Elle devient, pour tous les acteurs économiques un instrument performant de compréhension du monde et de ses enjeux. J’ajoute qu’avec la décentralisation, processus engagé au début des années 1980 mais qui revêt une importance accrue avec la création récente des macro-régions, il devient évident que l’aménagement du territoire ne peut plus se penser sans cette dimension géopolitique.
Le site Diploweb.com est aujourd’hui, dans l’univers francophone, une référence-clé en matière d’information géopolitique. Vous y êtes particulièrement active puisque vous y tenez une rubrique mensuelle sur le suivi des grandes questions géopolitiques et leurs répercussions sur les territoires. Quels sont les points majeurs que vous identifiez comme susceptibles d’influer sur le devenir des régions françaises et européennes ?
Nous avons la chance en France de disposer d’outils précieux comme Diploweb et d’un enseignement de géopolitique dans certaines formations du Supérieur qui mettent en perspective les grands déséquilibres mondiaux et ainsi permettent de réfléchir sur leurs répercussions à l’échelle locale. Ainsi des décisions américaines de taxer certains produits agricoles français (alcools, fromages…) qui peuvent bouleverser le destin de certaines régions. Même chose pour la décision chinoise de taxer les tubes sans soudures de Vallourec (en mesure de rétorsion contre une enquête anti-dumping lancée par la Commission européenne) produits à Aulnoye-Aymeries (Nord), taxation qui a mis en difficulté toute cette région. Et je ne parle pas du Brexit dont les conséquences ne manqueront pas d’affecter l’économie française tout entière et la Normandie en particulier.
Mais il n’y a pas que les crises : il y aussi les grandes tendances structurelles susceptibles de modifier certains équilibres régionaux, voire locaux. Je pense en particulier aux questions soulevées par les nouvelles « routes de la soie » qui, en fonction des localisations retenues pour leurs points d’arrivée, débouchent sur des mises en concurrence directes – et parfois inattendues – entre territoires. Je vous recommande à ce sujet un bel article de Barthélémy Courmont sur Diploweb (2), étude consacrée aux projets chinois d’infrastructures liés à l’initiative Belt and road. Il y montre très bien qu’au-delà de l’aspect commercial, cette opération implique une intense coopération dans les secteurs financier, économique, scientifique, éducatif, et aussi des communications et de la santé. Comment ne pas voir que, dans un tel contexte, certaines régions profiteront de la manne – qui comportera beaucoup de contreparties, mais c’est un autre sujet – et d’autres non ?
Autre tendance qui s’affirme et requiert fondamentalement une réflexion géopolitique : le recul du multilatéralisme et la montée symétrique de l’unilatéralisme, notamment américain. Voilà qui change la donne à l’échelon international, certes, mais aussi à l’échelon national et régional, quand certaines filières sont impactées par des décisions inattendues car prises en dehors de toute concertation…
En un mot comme en cent, la géopolitique est une discipline qui aide à rester maître de son destin, quel que soit l’échelon géographique ou politique auquel on se place : elle est un instrument d’aide à la décision qui s’articule parfaitement avec l’IET. Elle permet d’acquérir une intelligence du monde, un entendement qui contribue puissamment à la sécurité économique. Bref, ses implications territoriales me semblent évidentes.
Professeure en Classes préparatoires aux Grandes écoles (CPGE), pensez-vous que leurs élèves soient suffisamment formés aux enjeux géopolitiques, à leur analyse et à leurs implications sur les territoires français et européen, ce qui est une condition de base pour voir votre discipline mieux connue et reconnue par les décideurs présents et à venir ?
La géopolitique a longtemps été une discipline sulfureuse, considérée comme un outil de va-t-en-guerre : « La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre » a écrit un jour Yves Lacoste, ce qui n’était qu’un constat de bons sens mais que certains, sans trop réfléchir, ont pris pour une manière de s’en féliciter ! Heureusement, les esprits ont évolué et la géopolitique est désormais enseignée en Classes préparatoires aux Grandes écoles et en prépas ECS (économique et commerciale, option scientifique), mais seulement depuis 2005. Cet enseignement n’a donc qu’une quinzaine d’année et ne concerne qu’un nombre minime d’étudiants, puisque les scientifiques comme les littéraires n’en bénéficient pas. Mais il a rencontré un tel succès auprès des étudiants qui le suivent que le phénomène a attiré l’attention de l’Inspection générale, de sorte que, depuis la rentrée 2019, il est dispensé aux élèves de Première qui le choisissent et, depuis la rentrée 2020, aux élèves de Terminale. Mais restons raisonnablement optimistes : l’enseignement de la géopolitique dans le secondaire n’est qu’un moyen d’offrir une sensibilisation au monde. Ce qui est un bon début, mais n’est, à mon sens, nullement suffisant. Quant aux étudiants qui ont la chance d’être formés en géopolitique en CPGE, on leur offre les clés de compréhension des enjeux géopolitiques mondiaux et nationaux mais, c’est vrai, pas encore à l’échelle régionale.
En tout état de cause, l’enseignement de la géopolitique ne doit pas être un luxe. Il doit être renforcé, surtout auprès de futurs cadres. Certaines écoles de management se sont déjà saisies du sujet, comme l’EM Normandie ou GEM (Grenoble Ecole de Management), et il existe des hybridations de parcours qui permettent à des étudiants ingénieurs d’avoir une formation géopolitique. Mais la culture géopolitique fait encore trop souvent défaut à nombre de décideurs, ce dont se plaignent les acteurs de terrain qui, eux, en ont compris l’importance.
En tant qu’enseignante de classe préparatoire, comment jugez-vous l’angle sous lequel est conçu votre discipline ? Insiste-t-on suffisamment sur la manière de raisonner ou se contente-t-on seulement de transmettre des connaissances ?
Je vais vous répondre sans langue de bois. Pour trop de gens, la géopolitique se résume à des discussions de « café du commerce ». On débat de questions d’actualités mais sans aucun arrière-plan conceptuel, sans aucune rigueur scientifique. Tout se passe comme si tout un chacun pouvait s’autoproclamer spécialiste de géopolitique parce qu’il lit attentivement (ou pas…) la presse. Voilà un travers que n’ont pas à déplorer mes collègues mathématiciens ! À quoi s’ajoute un problème spécifique à l’enseignement : les professeurs du Secondaire qui enseignent la géopolitique n’ont pas été suffisamment formés pour cela et beaucoup le reconnaissent très honnêtement. Pour résumer, je dirais que la formation au raisonnement géopolitique est loin d’être à la hauteur de l’appétence – dont je me félicite – que suscite cette discipline. Pour l’aborder avec la rigueur requise, il faut accepter de sortir de sa zone de confort. C’est loin d’être encore le cas pour tout le monde !
Vous insistez – dans vos différents articles et études – sur les liens complexes existant entre puissance et influence en matière d’intelligence territoriale. Pourquoi ? Comment cela pourrait-il être appliqué aux territoires ?
La géopolitique, c’est d’abord l’analyse des rapports de force dans leur inscription territoriale. La puissance, elle, est définie par Raymond Aron comme « la capacité d’influencer sans l’être en retour » et par Serge Sur comme la « capacité de faire, de faire faire, d’empêcher de faire et de ne pas faire ». Or, pour reprendre Yves Lacoste, « le rôle des idées est capital car ce sont elles qui expliquent les projets et qui, autant que les données matérielles, déterminent le choix des stratégies » : voilà qui éclaire sur l’importance de l’influence qui est une forme particulière de l’exercice de la puissance. Celle-ci est multiforme car il existe une politique d’influence, une diplomatie d’influence, des stratégies d’influence. L’influence est donc une forme « douce » de la puissance qui se substitue à l’usage de la force. Elle est fondamentale pour l’intelligence économique puisqu’elle repose sur un contrôle de l’information pour atteindre le but recherché. Elle appartient donc pleinement à la guerre économique dont les régions sont aussi les acteurs.
De fait, si Londres remporte les JO de 2012 et non Paris, c’est notamment en raison de sa culture de l’influence : cela a d’évidentes conséquences sur les territoires comme sur les entreprises. Et donc les tissus économiques.
L’image est aussi au cœur des stratégies d’influence : améliorer l’image d’une région c’est attirer des investisseurs, des salariés qui y emménagent et en retour dynamisent les territoires.
Le positionnement qui est le vôtre, entre intelligence économique (et/ou territoriale) et géopolitique est rarement occupée par des femmes. Quelles en sont, selon vous, les raisons ?
Il est évident que ce champ d’expertise est peu féminisé. Les explications sont multiples. C’est peut-être un héritage culturel et générationnel, les femmes s’étant traditionnellement davantage positionnées sur des disciplines plus littéraires. Mais aujourd’hui, fort heureusement, cette inégalité tend à s’effacer. C’est peut-être aussi en raison d’une moindre appétence pour une géopolitique trop longtemps perçue comme un instrument belliciste du nationalisme, du patriotisme (y compris dans sa déclinaison économique). Des notions qui en rebutent plus d’un et surtout plus d’une, peu en phase avec cet aspect guerrier. D’où, peut-être, le fait que le champ disciplinaire de la guerre économique est peu investi par les femmes, d’un point de vue strictement quantitatif. Mais qualitativement, c’est bien différent. Béatrice Giblin, Frederik Douzet ou Barbara Loyer le démontrent à l’IFG (Institut français de géopolitique). Alice Guilhon, à la tête du Chapitre des grandes écoles est, elle aussi, très attachée à l’Intelligence économique et a bien compris toute l’importance de la géopolitique. Et n’oublions pas Claude Revel qui fut Déléguée interministérielle à l’Intelligence économique entre 2013 et 2015.
Enfin, la géopolitique côtoie les milieux militaires et ceux du Renseignement, eux-mêmes peu féminisés, et parfois méfiants envers les femmes. Les hommes, de fait, ont un peu tardé à partager ce champ de compétence… Il n’empêche que les femmes sont aujourd’hui de plus en plus nombreuses à entreprendre des études en géopolitique. Et gageons que son enseignement dans le secondaire renforcera cette tendance !
Téléchargez l’entretien (format PDF)
Axelle Degans, extraits :
La géopolitique, auxiliaire de l’Intelligence territoriale…
L’intelligence territoriale peut être comprise comme la valorisation et l’articulation des atouts des territoires et de leur tissu économique pour mieux répondre à la concurrence tant européenne que mondiale. Elle suppose de mieux coordonner les relations entre les différents acteurs des territoires, le tout accompagné par une politique clairement définie par ce que l’on pourrait définir comme un État stratège. La logique des rapports de forces appliquées aux territoires relève bien de la géopolitique. La protection du patrimoine et le développement économique sont les deux versants – défensif et offensif – de l’intelligence économique et stratégique à l’échelle des territoires. Le tout se réalise dans le cadre d’actions public–privé dont la motivation est le développement local des territoires grâce à une meilleure mobilisation des ressources sur place. Elle vise aussi à améliorer leur attractivité.
… et élément clé de la prise de décision.
La sécurité économique est une priorité du XXIème siècle pour des pays occidentaux dont les performances économiques et les référents seront bientôt dépassés par ceux de pays comme l’Inde, l’Indonésie ou le Nigéria. Ainsi, plus aucune banque européenne ne se place dans le palmarès des cinq banques les plus importantes : elles sont asiatiques ou américaines.
Le rapport de force ne se décline plus seulement d’État à État mais comprend aussi les plus grandes entreprises. Leur poids financier, l’importance du personnel qu’elles emploient, et les stratégies d’influence qu’elles sont capables de déployer, leur permettent de négocier d’égal à égal avec les États ; les GAFAM sont ici un cas d’école.
Nous devons comprendre les grands enjeux devant nous : la nécessité de nourrir une humanité en expansion, de loger – avec fourniture en eau, énergie, réseau d’adduction… – une population qui se concentrera toujours plus dans des métropoles géantes, des flux migratoires à la mesure du bouleversement démographique du continent africain. Leurs besoins sont identifiables et donc à anticiper. Le changement de paradigme économique dans les grandes puissances asiatiques que sont l’Inde et la Chine est aussi à comprendre. La Chine se recentre progressivement sur son marché intérieur, l’Inde le fera très probablement bientôt. Les Etats-Unis essaient de gérer la pérennisation de leur leadership en utilisant leur monnaie et l’extraterritorialité de leur droit. L’actuelle politique économique et commerciale du président Donald Trump vise à pérenniser l’activité économique des Etats-Unis tout aidant le moins possible la Chine à devenir la première puissance tant économique que géopolitique. Ses intérêts rejoignent – à l’évidence – ceux de la Russie si proche, géographiquement, de l’empire du Milieu […]
Dans tous les cas évoqués ci-dessus, l’intelligence économique et stratégique fournit une aide précieuse non seulement pour une grille de lecture du monde contemporain mais aussi en matière de prospective. Elle est une aide à la prise de décision politique dans un monde complexe et changeant, à la base d’une politique de sécurité économique.
Axelle Degans, La sécurité économique de la France dans la mondialisation : une stratégie de puissance face aux nouveaux défis du XXIème siècle, op.cit.
ABSTRACT
GEOPOLITICS ALLOWS AN UNDERSTANDING OF THE WORLD WHICH CONTRIBUTES EFFECTIVELY TO ECONOMIC SECURITY IN OUR TERRITORIES
Axelle Degans holds the French highest and competitive teaching qualification in History, and lectures to Grandes Ecoles Classes Préparatoires. She has just defended a noted Dissertation on Economic Security in France at the University of Rheims Champagne-Ardenne (URCA). The author of several books, she contributes actively to the Diploweb.com website, both as a columnist and a member of their Scientific Advisory Committee.
During her interview with Jean-Guy Bernard, the President of the EM Normandie Strategic Orientation Board and Dr Ludovic Jeanne, a lecturer-researcher in Geopolitics, she advocated for Geopolitics to be taken into account at a higher degree by territory actors, whatever their geographical or political levels. She emphasised that such an approach could only but strengthen the effectiveness of Territory Economic Intelligence already implemented to respond to the constraints of globalisation.