Chercheur à l’IRIS, journaliste à France 24, Ali Laïdi travaille depuis des années sur le concept de guerre économique, dont il est devenu l’un des meilleurs spécialistes français, comme l’atteste son dernier ouvrage, très remarqué : Le droit, nouvelle arme de guerre économique (Actes Sud). Avec Christian Harbulot, Olivier de Maison Rouge, Eric Delbecque et Nicolas Moinet, il a créé en 2019 l’Ecole de Pensée sur la Guerre Economique (EPGE) qui organisera cette année le premier colloque international sur le sujet.
Dans l’entretien qu’il a accordé à Jean-Guy Bernard, Président du Conseil d’Orientation Stratégique, et à Ludovic Jeanne, enseignant-chercheur en géopolitique, Ali Laïdi tire la sonnette d’alarme : tant que les entreprises et leurs dirigeants ne prendront pas la mesure de la menace, nos territoires seront à la merci de prédateurs qui, eux, savent parfaitement ce qu’ils font et disposent d’instruments « systémiques » inédits pour parvenir à leurs fins.
Il y a moins d’un an, vous avez publié Le droit, nouvelle arme de guerre économique (Actes Sud), avec un sous-titre pour le moins explicite : Comment les Etats-Unis déstabilisent les entreprises européennes. Docteur en sciences politiques, chercheur, vous êtes également au cœur de ces affrontements informationnels puisque vous êtes simultanément journaliste et que vous animez depuis des années une chronique dans ce domaine sur France 24. Avez-vous le sentiment que ces attaques se sont intensifiées ces dernières années ? Sentez-vous une prise de conscience des autorités françaises ou au contraire, avez-vous l’impression d’un certain délitement ?
A la première question, la réponse est « oui », sans hésitation : la guerre du droit s’est intensifiée dans des proportions inédites. Mais à cette nuance près qu’elle ne s’est pas exercée sur les mêmes cibles. Après l’Europe, c’est maintenant la Chine qui se trouve visée. Frontalement. Au point de menacer l’existence même de ZTE, accusée d’avoir contourné les sanctions américaines contre l’Iran. Ses cours en bourse se sont effondrés, et l’entreprise n’a été sauvé in extremis que lorsque le président Trump a décidé de lui rouvrir le marché des composants américains. Mais à quel prix ! En l’échange d’une amende de 1 milliard de dollars, d’un dépôt sur compte bloqué de 400 millions de dollars et d’un renouvellement de son conseil d’administration et de surveillance…
La Russie n’a pas été épargnée par cette offensive, avec, par exemple, les sanctions décrétées contre le géant de l’aluminium, Rusal, lesquelles ont eu des conséquences indirectes en France…
Même si, en l’espèce, l’Europe n’était pas visée directement dans ces dossiers comme elle a pu l’être avec Alstom et l’est toujours avec Airbus, voilà qui est naturellement très inquiétant pour la suite, puisque Washington ne craint pas de s’en prendre à des concurrents infiniment plus coriaces qu’ont pu l’être les Européens, qui ont toujours choisi de plaider coupables, au sens propre comme au sens figuré…
Quant à savoir si je sens une prise de conscience de cette montée de l’agressivité commerciale américaine dans les sphères officielles françaises, la réponse est également oui. Depuis presque un quart de siècle que je me préoccupe de ces questions, j’entends des choses que je n’avais jamais entendues auparavant. De Matignon à Bercy en passant par la Défense, l’Intérieur et les services, on ne se paye plus de mots. Je ne trahirai pas un secret en vous disant que l’impulsion vient de l’Elysée. La guerre économique est un fait reconnu, appréhendé à son juste danger, et décrit avec précision. « On ne peut plus continuer ainsi ! » est la formule qui revient le plus souvent chez tous mes interlocuteurs, lesquels soulignent tous que le phénomène est d’autant plus insupportable qu’il trouve son origine chez ceux qui se présentent par ailleurs comme nos meilleurs alliés stratégiques… Bref, le diagnostic est posé. Toute la question réside maintenant dans la volonté d’en tirer les conséquences pratiques.
Comment pourrions-nous (Français, Européens) parer ce type d’attaque via l’évolution de notre propre droit ?
La question du droit n’est pas la plus compliquée : faire au moins ce que font les Etats-Unis pour défendre leurs intérêts rétablirait une certaine égalité dans les termes de la concurrence. Le préalable est d’abord et surtout intellectuel. Déjà, on a admis que la guerre économique existait, c’est bien, et croyez que ce n’est pas rien dans un pays où, voici encore quelques années, certaines autorités se bouchaient les oreilles quand elles entendaient ces deux mots accolés : « guerre » et « économie ». L’urgence des urgences consiste à relancer la pensée stratégique globale. Il faut que le monde académique s’empare de cette question.
Pourquoi ne le fait-il pas ?
Parce que les Européens et les Français en particulier sont restés très marqués par l’idée, chère à Montesquieu, que le « doux commerce » adoucit les mœurs, ce qui les empêche d’analyser froidement la judiciarisation des échanges provoquée par l’unilatéralisme américain. Contrairement à ses collègues d’autres continents, l’universitaire européen, et spécialement hexagonal pense que la volonté de puissance et la violence comme moyen de l’assouvir sont réservées à la stratégie militaire et restent étrangères à l’économie. Du coup, il ne voit pas l’intérêt d’aller sur le terrain. Comme s’il était inutile, et disons-le, un peu vulgaire d’étudier en profondeur les conflits du présent.
Quand j’ai commencé à enquêter sur le terrorisme en tant que journaliste, je n’ai jamais croisé un professeur ou un chercheur français. Mais des universitaires anglo-saxons, beaucoup… Et de surcroît, des gens liés presque systématiquement aux services de renseignement de leur pays ! C’est la même chose avec la guerre économique. Quand je demande aux professeurs français pourquoi ils négligent cet aspect pourtant décisif du monde contemporain, ils me répondent pratiquement tous la même chose : c’est un terrain trop mouvant pour en tirer des lois. A cette aune, pourquoi enseigner la stratégie puisque la guerre ne cesse d’évoluer ? Résultat : à de rares exceptions dont fait partie Nicolas Moinet à l’université de Poitiers, il n’existe pratiquement pas d’enseignants habilités à diriger des recherches sur la guerre économique.
Conséquence : les Européens sont toujours en réaction contre une décision américaine ou chinoise. Ils ne sont jamais dans l’action, dans l’anticipation. D’où l’échec des mesures prises au coup par coup qui ne s’inscrivent jamais dans une réflexion structurée. C’est la responsabilité des universités, des grandes écoles, non seulement de s’intéresser à l’intelligence économique, mais aussi et surtout de pousser leurs étudiants à multiplier les recherches sur le sujet. Et comme celui-ci est très transversal, qu’il intéresse les économistes comme les historiens, les géographes comme les commerciaux, les philosophes et les sociologues comme les spécialistes du marketing, il est évident qu’on arriverait très rapidement à dégager une réflexion pluridisciplinaire à vocation… très opérationnelle !
C’est ce qui nous manque le plus aujourd’hui : un échange permanent – échanges d’idées, mais aussi échanges professionnels – entre des instances beaucoup trop cloisonnées, et qui ne communiquent pas suffisamment : l’université, les chambres de commerce, les ministères, les services de renseignement, et bien sûr les collectivités locales.
Quelles leçons, justement, les praticiens de l’intelligence économique et stratégique doivent-ils tirer de la guerre économique à l’échelon des collectivités locales ? Quelles seraient les mesures à prendre ou les postures à soutenir, notamment auprès des acteurs locaux, pour les amener à se saisir de ces dossiers « stratégiques », à agir pour défendre les intérêts de leur territoire, parfois très en amont et parfois contre certains acteurs administratifs ou politiques de niveau national pour éviter de tels désastres ?
Le rôle des collectivités est essentiel. Une région comme la Normandie a montré l’exemple depuis le passage du préfet Pautrat, et continue à le montrer. Mais il est clair qu’une telle expérience n’est pas suffisamment généralisée, même si le cadre légal existe qui permet d’organiser une concertation sur les questions de sécurité économique entre le préfet de région, les élus, les services dédiés (DIRECCTE, DRSI, Gendarmerie, DRSD), dans le but de faire remonter et de partager l’information. Là encore, le décloisonnement est la priorité.
Qui n’a guère joué lors de l’affaire Alstom…
Sans volonté politique d’utiliser à plein le cadre existant, rien n’est vraiment possible. Dans le cas d’Alstom, il est clair que les syndicats n’ont pas été informés de manière satisfaisante des enjeux de souveraineté sous-jacents. Si la catastrophe Alstom peut servir à quelque chose, c’est bien à faire prendre conscience aux acteurs territoriaux qu’ils ont un rôle à jouer dans le maintien de l’outil de travail. Et aux syndicats que défendre les intérêts d’une entreprise dans la guerre économique, ce n’est pas, comme on a pu l’entendre trop souvent, défendre les intérêts économiques des patrons. Quant au Medef, je constate qu’après des années passées à défendre par principe la liberté des capitaux, il a créé en 2019 un Comité de souveraineté économique. Quelle révolution ! Sous réserve qu’elle débouche concrètement, il est clair que, de toutes parts, une prise de conscience se fait jour et des fenêtres de tir s’ouvrent pour empêcher que nos territoires soient des proies offertes.
A ce sujet, où en est le projet d’Observatoire des investissements étrangers en Europe, évoqué par Bruxelles en 2017 ?
Ce n’est pas encore un observatoire, mais c’est déjà un règlement. Donc, on avance à petits pas. Jusqu’à maintenant, en effet, 14 Etats sur 28 ne possédaient pas d’instrument de mesure des investissements étrangers sur leur territoire – essentiellement des pays d’Europe de l’Est, par ailleurs membres de l’Otan, qui ne voient aucune raison de s’opposer au rachat de leurs entreprises par les Américains… En vertu de ce règlement, ils n’ont pas encore obligation d’en posséder un, mais ils sont désormais tenus de répondre aux questions de tout autre Etat-membre qui s’inquiéterait des conséquences d’un investissement qu’ils auraient accepté.
Pour être honnête, on aurait tort d’attribuer aux seules instances européennes cette prise de conscience soudaine. C’est à l’Allemagne qu’on le doit, sous l’influence notamment de l’affaire Kuka, ce géant de la robotique intelligente dont Angela Merkel avait fait la vitrine de l’industrie allemande du futur et qui, en 2016, au terme d’une OPA de 4,5 milliards d’euros, est passée sous pavillon chinois.
En octobre 2016, vous aviez sorti une somme qui fait autorité, Histoire mondiale de la guerre économique (Perrin). Si l’on se place dans le temps long, peut-on dire que ce type d’attaque a toujours existé ? Si oui, comment les territoires attaqués ont-ils fait à travers l’histoire pour faire face à de telles menaces sur leur destin économique, donc social et politique ? Ou est-ce un phénomène nouveau, lié au processus de globalisation tel que nous le connaissons depuis la chute du Mur de Berlin ?
La guerre économique a commencé avec l’homme. Dès le néolithique, nos ancêtres se sont appropriés des territoires et les ont défendus pour éviter que d’autres s’en emparent et les privent de subsistance. Vouloir déconnecter l’homme du territoire au prétexte que la planète entière est désormais interconnectée est au mieux une naïveté, au pire un moyen d’aliénation. Car un territoire abandonné n’est jamais perdu pour tout le monde… Donc oui, la guerre économique a toujours existé mais ce qui a changé avec la mondialisation, c’est que le prédateur n’est plus celui qui vient prendre possession de richesses qui ne lui appartiennent qu’en vertu de la loi du plus fort ; c’est celui qui, tout en restant chez lui, aspire les forces vives de l’autre par des moyens indirects qui s’appellent aujourd’hui les OPA, les fusions-acquisitions, les amendes destinées à ruiner l’entreprise etc. La violence a changé de visage, mais elle est toujours la violence. Y résister aujourd’hui, ce n’est plus prendre les armes, c’est faire le choix de la réindustrialisation !
En juin dernier, vous avez lancé, avec Christian Harbulot, Olivier de Maison Rouge, Eric Delbecque et Nicolas Moinet l’Ecole de Pensée sur la Guerre Economique (EPGE), avec pour objectif de n’être plus dans la réaction mais dans l’anticipation. Où en êtes-vous ? Avez-vous le sentiment d’être suivis, que ce soit par les autorités ou par le monde de l’entreprise ? Les acteurs territoriaux peuvent-ils être impliqués d’une façon ou d’une autre ?
C’est justement le but de l’EPGE de faire prendre conscience, à tous les niveaux, de la nécessité, comme je l’ai dit, de se doter d’une doctrine, qu’il s’agisse des pouvoirs publics, des acteurs territoriaux, de syndicalistes, du patronat. Commencent-ils à réagir ? Oui, je l’ai dit. Suffisamment ? Beaucoup de chemin reste à faire, et c’est pour cela que nous préparons activement cette année le premier colloque international consacré au sujet. Avec pour objectif de bien faire comprendre que la guerre économique est devenue une discipline « systémique » dont les ressorts échappent au public car elle emprunte des voies détournées, essentiellement culturelles, associatives ou politiques pour discréditer puis écraser les gêneurs.
Voyez l’offensive menée aujourd’hui contre la viande, par certaines ONG. Certains arguments employés sont recevables, à commencer par ce qui concerne la maltraitance animale. Qui peut se dire partisan d’ingurgiter de la malbouffe obtenue en torturant des veaux ou des poulets ? L’ennui, c’est ce qu’on découvre en regardant de plus près qui est à l’origine de ces campagnes. L’Ecole de guerre économique s’est attelé à ce travail dans un rapport que je recommande vivement à vos lecteurs : Comment perdre une guerre économique, l’exemple de la filière viande (1). Pour faire court, les principaux sponsors des activistes antispécistes, comme l’ONG désormais célèbre L 214, sont les leaders de l’alimentation synthétique, en particulier Tyson et Cargill, les deux géants américains qui misent tout sur cette révolution. Et attendent tranquillement d’envahir le marché mondial, en particulier européen, quand les esprits seront prêts à consommer leurs produits. Viande sans viande, poisson sans poisson, lait sans vache : voilà ce que nous préparent une foule de startups d’outre-Atlantique spécialisées dans l’ingénierie biotechnologique et que financent ces géants… Confier à des multinationales incontrôlables le soin de choisir à notre place l’alimentation de demain, qui oserait prétendre que le remède n’est pas pire que le mal ?
(1) Rapport téléchargeable sur : https://infoguerre.fr/wp-content/uploads/2018/09/Rapportfiliereviande.pdf
Téléchargez l’entretien (format PDF)
ALI LAÏDI, EXTRAIT :
L’objectif d’une guerre économique est toujours politique.
« L’économie est un outil de domination et lorsqu’il frappe durement (ou dérape), il entraîne le monde dans de terribles crises, comme en 1929 ou en 2008. Parce qu’elle façonne nos sociétés, l’économie n’est pas neutre ; elle est même, dans le domaine qui nous préoccupe, la continuation de la politique par d’autres moyens. La guerre économique n’est donc pas une guerre pour l’économie, mais un conflit politique mené sur le terrain économique. Autrement dit, l’objectif d’une guerre économique est toujours politique et vise la conquête ou la préservation de la puissance. En rejetant la régulation internationale, en déniant le rôle d’arbitre aux Etats et surtout en sapant leur souveraineté, les ultralibéraux transforment les Etats en passagers clandestins de la compé¬tition économique mondiale. Cette clandestinité les oblige à agir en véritables machines de guerre économique, toujours plus efficaces et toujours plus redoutables. Et si cela ne concernait que les Etats ! Hélas, cette histoire mondiale nous montre que l’impact est tout aussi négatif sur l’ontologie de l’être humain. Dans cette société hy¬per marchande, Homo oeconomicus se métamorphose en guerrier économique, toujours plus intéressé, toujours plus méfiant, toujours plus agressif envers l’autre, participant ainsi à l’édification d’une économie anxiogène. La guerre économique contemporaine engendre des désordres qui engagent la survie de l’homme. Dans le passé, ces désordres se limitaient à la ruine d’une entreprise, d’un groupe de commerçants, à l’affaiblissement d’une cité, parfois même d’un Etat. Aujourd’hui, le ‘‘personnage explosif’’ dont parle Fernand Braudel à propos du capitalisme, c’est elle : la guerre économique devenue une véritable arme de destruction massive ».
Le droit, nouvelle arme de guerre économique, Actes Sud, 2019.
ABSTRACT
RISING AWARENESS OF WHY WE SHOULD PREVENT OUR TERRITORIES FROM BEING DEFENSELESS PREYS
Dr Ali Laïdi is a researcher at IRIS and a journalist at France24, the International News Channel. He has been working for many years on the concept of Economic War, of which he has become one of the best experts in France, as his latest and very much acclaimed book shows: ‘Law, the Latest Weapon in Economic Warfare’ (Actes Sud Publishers). With Christian Harbulot, Olivier de Maison Rouge, Eric Delbecque and Nicolas Moinet, he founded in 2019 the Ecole de Pensée sur la Guerre Economique (EPGE) which is to organise this year’s first International Colloquium on this topic.
During his interview with us, Dr Laïdi raised the alarm : as long as our firms and their senior managements will not get the measure of this threat, our territories will be at the mercy of raiders who know perfectly well what they are doing and possess hitherto unseen systemic tools to achieve their goals.