Le rôle de l’éco-mobilité dans les mobilités quotidiennes et les vécus des habitants

Photo : Le rôle de l’éco-mobilité dans les mobilités quotidiennes et les vécus des habitants

L’Intelligence économique territoriale (IET) se situe, comme on sait, à l’intersection d’un grand nombre de problématiques, dont celle, centrale, de la mobilité, elle–même inséparable de la question de l’automobile. En 2018-2019, la crise des Gilets jaunes puis, en 2020, les bouleversements liés à la crise sanitaire et au confinement ont démontré, s’il en était besoin, l’urgence d’affûter notre réflexion de chercheurs sur ce thème, riche en études prometteuses. De quels instruments fiables disposons-nous pour étudier le rapport des citoyens à la question, notamment celle de l’éco-mobilité qui s’impose comme un élément structurant pour nos territoires ? Ces instruments eux-mêmes sont-ils fiables et débouchent-ils sur une modélisation porteuse de scenarii d’avenir ? Au-delà de la question méthodologique, la problématique du transport et des infrastructures épuise-t-elle le sujet de la mobilité ? La dimension individuelle ne doit-elle pas être mieux intégrée dans les politiques publiques et l’arsenal législatif et réglementaire qu’elles induisent ?

Pour échanger sur ces sujets avec les étudiants de l’EM Normandie spécialisés en Développement économique territorial, celle-ci a invité Patricia Sajous, enseignante en Géographie et Aménagement au sein de l’UFR LSH de l’université du Havre et membre du laboratoire de recherche IDEES-Le Havre (CNRS). Ses travaux dans le cadre du programme XTERM (systèmes compleXes, intelligence TERritoriale, Mobilité) développé de 2015 à 2019 sur fonds régionaux et européens lui ont permis, en outre, de développer de nouveaux outils d’aides à la décision en direction des acteurs territoriaux confrontés aux mutations de la mobilité.

BRIEF DE L’EXPERT-E

Par Patricia SAJOUS

Permettez-moi d’abord de me présenter. Je suis maître de conférence en Géographie et en Aménagement à l’université du Havre, et je travaille depuis ma thèse sur les questions liées à l’usage de l’automobile. Dans la sphère périurbaine, d’abord, et désormais dans une perspective plus cognitive, qui vise à comprendre de quelle géographie chacun est porteur dans le cadre de ses déplacements. Je me place donc dans le cadre d’une géographie plus conceptuelle, liée aux individus davantage qu’aux espaces qu’ils traversent, démarche qui conduit à reformuler beaucoup d’enjeux liés aux transports et à mieux comprendre leur reconfiguration actuelle. Celle, par exemple, dont est porteuse la dernière loi sur les mobilités avec sa notion de « report modal » dicté, entre autres, par l’impératif environnemental. Cet axe de recherche, éminemment pluridisciplinaire, m’a conduit à prendre des responsabilités, en plus de mes cours à l’université, dans deux structures : la fédération Stenor (Sciences du Territoire en Normandie) et le Pôle de recherche en Sciences humaines et sociales de l’université du Havre, qui est un peu plus académique, mais dont l’objectif est le même : être une plate-forme d’échange et de partage entre les chercheurs et les acteurs du développement territorial. J’ajoute un dernier détail : avant de rejoindre l’université, j’animais une structure entrepreneuriale de conseil en Aménagement, expérience de terrain que je me félicite chaque jour d’avoir menée, car elle me permet de rester au contact des réalités locales et de ceux qui les accompagnent, ce qui est fondamental pour ne pas tomber dans l’abstraction.

Et j’en viens par là au titre que j’ai choisi pour mon intervention, titre dont les mots clés ramènent, comme dans un carrefour, au croisement de plusieurs réalités : la question de la mobilité, celle de l’éco-mobilité, mais aussi de l’habiter – notion clé de la géographie sociale – et celle de vécu qui ramène à la perception personnelle. Bref, j’ai choisi la palette la plus large possible, bien au-delà de la seule question des infrastructures, pour rendre compte de la complexité du débat, complexité qu’on a bien ressentie à l’occasion du confinement où, en raison des gestes barrières, la solution de la voiture individuelle est réapparue à beaucoup comme la moins mauvaise, ce qui nous ramenait des années en arrière, à l’époque où l’environnement ne faisait pas (ou peu) débat…

C’est dire combien la question du vécu et celle du comportement individuel et collectif sont liées, et évoluent ensemble. C’est une dimension fondamentale et je dirais même centrale, dans la problématique des transports et des déplacements. Je commencerai donc par le vécu et ce que nous en connaissons.

1. État des connaissances du vécu de la mobilité des habitants.

C’est une question assez épineuse car elle ne se résume pas à ce que j’appellerais la mobilité effective. La mobilité effective, c’est tout simplement le fait de se déplacer dans l’espace avec tel ou tel moyen de transport et cela ramène le plus souvent à un souvenir immédiat. Qu’ai-je fait la semaine dernière ? Où suis-je allé ? Avec qui ? Comment ? Pour quoi faire ? Qui ai-je rencontré ? etc. Mais au-delà cette mobilité effective, il y a la mobilité potentielle. Celle qui fait appel à un arbitrage préalable, lequel sous-entend que, selon son lieu de vie, ses moyens financiers, les infrastructures existantes, le temps, les connaissances pratiques dont on dispose… on doit faire un choix. Cette mobilité potentielle précède donc la mobilité effective et elle diffère aussi sensiblement de la mobilité quotidienne, liée aux obligations professionnelles ou familiales qui structurent notre journée. C’est elle qui fait que mobilité n’est pas synonyme de transport. Car dans la mobilité, il y a cet aspect de projet, dont une partie seulement sera réalisée, le transport n’étant qu’une technique pour le réaliser, en tout ou en partie. Pour dire les choses autrement, ce n’est pas parce qu’on crée une sortie d’autoroute, une station de bus ou de tram, une interconnexion, que l’on modifie fondamentalement le vécu de chacun. On met un instrument en plus (ou en moins) à la disposition de l’usager, mais nous ne sommes pas que des usagers. Nous sommes des individus complexes qui faisons nos choix en fonction de beaucoup plus de données que celles fournies par le substrat infrastructurel. Or la prise en compte de cette réalité est très récente car, malheureusement, les politiques publiques ont trop souvent investi dans l’infrastructure sans enquêter préalablement sur le vécu des habitants et donc leurs besoins. D’où l’importance stratégique des connaissances que nous pouvons collecter sur cette question.

L’outil-phare dont nous disposons actuellement est l’Enquête nationale transport développement (l’ENTP). La première a été lancée en 1994, une deuxième en 2009, et la dernière a été effectuée en 2019, dont les chiffres ne sont toujours pas tombés au moment où nous parlons. Au-delà de l’intérêt des données collectées, quel sens prospectif peut bien avoir une enquête dépourvue de périodicité ? Assez peu. Heureusement, nous disposons d’une petite béquille : l’Enquête générale des transports de 2018. Mais attention : elle ne concerne que l’Ile de France. Donc, prudence !

Malgré toutes ces réserves, le résultat auquel on parvient en rapprochant ces données évoque une certaine stabilité : pour 2008, on arrivait en moyenne à 3,8 déplacements par jour et par personne de plus de six ans ; nous étions à 3,7 en 2018. Même stabilité pour le nombre total de déplacements en Ile de France : 43 millions en 2018 contre 41 millions en 2008. Autre enseignement : la voiture dont on avait pu croire qu’elle changerait de statut en devenant de plus en plus un bien de location, reste indéboulonnable : en zone péri-urbaine, 90% des ménages étaient équipés en 2018 comme en 2008. Ce qui bouge légèrement, en revanche, mais essentiellement en Ile de France, c’est l’évolution dans l’usage qui est fait de l’automobile. 34% d’usage quotidien de la voiture en 2018 contre 37% en 2008. On est loin du report modal espéré, mais c’est un signe. Le recours à la marche, au vélo, au transport collectif augmente, lui, de 1%. Donc une tendance mais sûrement pas le retour sur investissement espéré pour chacun de ces modes de transports… Autre raison de rester prudent : le caractère contestable de certains choix statistiques sur lesquels je n’ai pas le temps de m’étendre ici. Et puis il y a un autre instrument qui pourtant saute aux yeux mais que les analystes ont du mal à prendre en compte : c’est le rapport entre les mobilités et les Technologies d’Informations et de Communication (TIC).

Or je pense, avec d’autres, notamment mon collègue Philippe Vidal, que les TIC doivent être un outil à part entière de la mobilité quotidienne. Il ne faut pas les découpler des autres objets techniques à disposition pour comprendre comment se recompose la mobilité quotidienne, comment se renouvelle une vision du territoire entre activité à « haute valeur » territoriale et d’autres où l’on peut passer en « dématérialisé », ou encore comment se réinvente le quotidien lorsqu’on décide de devenir télétravailleur à temps complet en espace rural. Les TIC contribuent au mix mobilitaire. Elles participent à la relation au territoire au quotidien. On ne peut donc pas totalement comprendre le mode d’habiter si on ne les inclut pas. De ce point de vue, j’aimerais citer ce passage écrit en 2011 par Philippe Vidal et Lionel Rougé, dans leur étude sur les espaces péri-urbains happés par le numérique, qui résume bien le phénomène auquel nous assistons et qui dément la théorie de la déterritorialisation qu’induiraient les technologies de l’information : « Le fait de s’exonérer d’un certain nombre de déplacements parmi les plus routiniers et les plus contraignants (les courses, les démarches administratives) contribue à une maturation des espaces périurbains. Les TIC participent à leur mesure à engager un certain nombre de territoires périurbains dans un processus d’épaississement territorial (gros bourgs, petites villes, premières couronnes, périurbain aisé). Les mobilités ne baissent pas mais elles se réalisent de plus en plus sur un périmètre de plus grande proximité ». D’où la nécessité, si l’on veut avoir un coup d’avance en matière de mobilité, de regarder de très près ce qui se passe dans l’espace périurbain, car c’est là, je le disais en commençant, où s’exprime le mieux l’articulation entre mobilité effective et mobilité potentielle. Ce qui peut permettre de dégager les meilleures mesures d’accompagnement en faveur de l’éco-mobilité.

2. Approche prospective : la mise en œuvre de l’éco-mobilité.

Comment définir l’éco-mobilité ? Comme la capacité à repenser les déplacements pour limiter le recours systématique à la « voiture solo » et privilégier les usages partagés, à utiliser les modes de transport économes en énergie, en CO2 et en coût, et à privilégier les transports collectifs. La philosophie générale, ce n’est donc pas l’abandon de la voiture, c’est la voiture collective et la recherche de modes alternatifs et économes en CO2.

Pour atteindre cet objectif, beaucoup d’acteurs territoriaux cherchent aujourd’hui à se doter de modèles de simulation prospective en vue d’évaluer les effets potentiels de nouveaux dispositifs réglementaires sur la mobilité en général, et les choix modaux en particulier. De fait, le système automobile et la modélisation entretiennent des liens très étroits et historiques. C’est au cours des années 1950 aux États-Unis que les premiers modèles de transport ont vu le jour. Il s’agissait à l’époque de planifier le développement d’infrastructures routières en vue d’accompagner et d’amplifier la croissance automobile, et donc économique, du pays. La fin des années 1970 et le début des années 1980, marqués par la crise de l’énergie, marquent un tournant qui signe la fin des Trente Glorieuses et du « tout-automobile ». D’où l’arrivée d’un nouvel instrument législatif, en 1982 : la LOTI (Loi d’Orientation des Transports Intérieurs) qui entérine une conception renouvelée du transport (on ne parle alors pas encore de mobilité). En introduisant « le droit au transport », les anciennes règles de modélisation sont remises en question : il ne suffit plus d’assurer la circulation des véhicules (particuliers ou collectifs), il faut apporter de bonnes conditions de déplacement aux individus, quel que soit le moyen de transport utilisé. La modélisation passe donc d’une logique de représentation des flux à celle des déplacements : il ne s’agit plus de réguler la circulation des objets techniques, mais celle des personnes.

Cependant, cette modélisation, qui est un progrès, reste malgré tout utilitariste. Elle est devenue insuffisante face aux défis environnementaux. D’où l’urgence d’élaborer un outil de compréhension et d’aide à la décision des acteurs publics en matière d’éco-mobilité : c’est ce que nous avons fait à l’université du Havre avec le programme XTERM (systèmes compleXes, intelligence TERritoriale, Mobilité), créé et animé par une équipe pluridisciplinaire (droit, informatique, mathématiques, géographie, aménagement) qui nous a permis, pendant quatre ans, de 2015 à 2019, de faire avancer considérablement les méthodes de modélisation sur le sujet. Ce faisant, nous avons vraiment répondu à un besoin des acteurs territoriaux. Leur demande est simple, même si la réponse est complexe : quels effets potentiels auront ou peuvent avoir les nouveaux textes réglementaires, selon qu’on privilégie un modèle utilitariste, un modèle psychologique, ou un modèle sociologique ? Ce qui nous est apparu évident, au fil de nos recherches, c’est que ce n’est pas la voiture en tant que telle qu’il faut rejeter, mais son usage qu’il faut optimiser…

3. Quels scenarii pour l’éco-mobilité dans le cadre une stratégie de développement et de territoire ?

La base commune de tous les scenarii, c’est le paradoxe suivant : l’automobile est devenue un objet central des politiques publiques qui, à la fois, cherchent à la contraindre, mais en même temps la sanctuarisent pour garantir à chacun son droit à la mobilité. Les scenarii de la contrainte s’articulent autour de trois concepts : le renchérissement, la restriction, l’interdiction pure et simple. Ceux garantissant le droit à la mobilité sont liés au taux de remplissage des véhicules et aux incitations fiscales en faveur des véhicules propres tant vers les particuliers que vers les flottes d’entreprises.

Pour autant, aucun de ces scenarii ne remet en cause l’importance de la voiture dans la vie quotidienne, qu’il s’agisse des textes réglementaires ou du ressenti du public tel que nos enquêtes ont pu le révéler. Si textes et modèles semblent entrer en résonnance avec l’idée que les personnes auront le choix de leur mobilité de demain, et que ces choix seront totalement rationnels, nos travaux sur la position de l’automobile dans les arbitrages du quotidien laissent entrevoir une réalité différente. Les transports en commun ne sont pas pensables autrement qu’en relation avec l’automobile. Cela pousse à reposer la question de la déconstruction du rapport à l’espace où les transports en commun ne sont que complémentaires à l’automobile et, d’autre part, par prolongement, celle de l’augmentation de la place de ces mêmes transports dans l’ensemble.

En conclusion, je dirais que les modèles pensés par et pour l’automobile sont encore bien ancrés dans l’inconscient collectif. On peut d’ailleurs constater de manière assez frappante que dans les modèles comme dans les textes il n’y aurait en somme que les infrastructures, les contraintes et les incitations financières pour faire bouger les lignes.

DISCUSSION

Avec les étudiants du M2/MS Str@tégies de Développement et Territoires

• Si l’on comprend bien comment on peut agir sur la mobilité effective, quel impact peut-on avoir, selon vous, sur la mobilité potentielle ?

Cette question fait l’objet de beaucoup de recherches nouvelles, et je m’en réjouis, car elle est vraiment centrale. Je remarque aussi que le législateur n’est pas resté inactif, qu’il s’agisse de la loi sur les métropoles de 2014, dite loi NOTRE, ou de la loi d’orientation des mobilités de 2019, dans lesquelles l’individu n’est plus simplement compris comme un usager et où le terme de transports est systématiquement remplacé par celui de mobilités. Cette évolution va plus loin qu’une simple nuance terminologique, c’est le signe, les juristes sont formels, que l’individu tend à devenir un acteur, une force de proposition associée aux décisions de la puissance publique. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Cela signifie que l’État ou la région ne doivent plus seulement gérer des modes de transports et des réseaux, ils doivent faciliter l’autopartage, le covoiturage, l’émergence de solutions associatives, etc., bref intégrer la dimension individuelle dans la panoplie des mobilités.

• On a pu remarquer, pendant la campagne des municipales du printemps dernier, un intérêt accru des citoyens pour la question des mobilités, presque autant, et c’est nouveau, que celles liées à la sécurité. Est-ce aussi votre impression ?

Absolument, à une petite nuance près. Les municipales qui se sont déroulées en deux temps à cause de la crise sanitaire et du confinement ont vraiment coïncidé avec une séquence où, confinement oblige, la question des mobilités – en l’occurrence de l’immobilité forcée – a été mise au premier plan par les circonstances. Mais sur le fond je suis d’accord : les programmes étaient beaucoup plus diserts qu’autrefois sur la question. Je pense aussi que la pédagogie commence à porter ses fruits et que l’opinion évolue sur le dossier des modes de transports. Tant qu’on parlait purement transport, c’està-dire matériel, renouvellement, taille ou cadencement, on était dans une dimension d’ingénierie au sein de laquelle tout le monde ne se sentait pas compétent. Avec le débat sur les mobilités, chacun est légitime car chacun a une expérience. Au collège, depuis 15 ans, la première leçon a pour titre : habiter mon quartier. Cela peut paraître anodin, mais c’est une démarche plus positive pour apprendre les fondamentaux de la géographie que de faire colorier la carte des climats.

• Dans vos recherches, comment évaluez-vous l’attitude des entreprises face à la question des nouvelles mobilités et notamment de l’éco-mobilité ? Mettent-elles des freins à cette évolution ou jouent-elles le jeu ?

Je ne dirais pas qu’elles mettent des freins, je dirais que l’adaptation est difficile, en raison surtout de dispositions réglementaires, liées notamment aux assurances obligatoires. Il y a aussi, et nous pouvons tous être concernés par cette attitude, une certaine inertie culturelle, une paresse face au changement. Beaucoup de gens pensent encore que la voiture est le moyen le plus sûr pour se déplacer et la crainte de l’accident du travail explique certaines réticences à adopter d’autres modes. Et même quand le principe est admis, il n’est pas rare que certains traînent les pieds devant les procédures à adopter pour sortir de la routine. Mais tout cela est heureusement contrebalancé par l’adaptation constante de la loi qui lève peu à peu les hypothèques qui pesaient sur les nouvelles mobilités : la prime au vélo, la multiplication des bornes électriques, tout cela contribue à faire bouger les choses… Mais pas encore suffisamment.

• S’agissant des vélos en libre-service, il y a souvent incompatibilité entre les réseaux existants, en particulier entre ceux des grandes agglomérations et des communes limitrophes. C’est le cas dans l’agglomération rouennaise. Comment résoudre cette question qui constitue un handicap certain pour le développement de cette mobilité ?

On est typiquement au cœur d’un conflit de compétence qui devra être réglée, et qui le sera j’espère, à l’échelon de la métropole. Mais il peut aussi s’agir, et c’est souvent le cas d’un conflit lié à la non-opérabilité des systèmes. C’est alors une question plus difficile à régler car elle aurait dû l’être avant que les bornes de chaque réseau soient installées, ce qui pose aussi le problème des opérateurs choisis par chaque commune, agglomération, voire communauté de communes ou d’agglomérations… Je connais bien le problème dans le cas des voitures électriques dont la géographie des réseaux donne parfois l’image d’un archipel, y compris sur le territoire d’une même communauté de communes ! Je crois que nous sommes typiquement dans une phase intermédiaire, où chacun se demande ce qu’il a à gagner sans entrevoir encore clairement le bénéfice global de l’opération. Les théoriciens du changement, notamment en sociologie des organisations, expliquent cela très bien, ce qui démontre paradoxalement que là aussi, les choses évoluent. Mais c’est beaucoup plus une affaire psychologique et sociologique qu’une affaire de systèmes. Et l’on constatera tôt ou tard qu’aussitôt l’obstacle mental levé au sein des organisations, les solutions techniques arriveront naturellement. En réalité, il n’en existe qu’une seule : des bornes indifférenciées quel que soit l’opérateur. Mais pour l’heure, la plupart s’y opposent car cela permettrait au concurrent de récupérer de la data. Dès que les opérateurs mettront leurs données en commun, tout sera plus simple…

• Vous avez parlé de choix méthodologiques contestables concernant les statistiques disponibles. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Un seul exemple. Quand une même personne prend son vélo pour se rendre à la gare, puis le train de banlieue pour se rendre à Paris, le mode retenu n’est pas le vélo mais le train… Parce que c’est le mode de transport le plus lourd ! Que cette personne soit allée à la gare de son domicile en vélo et non en voiture constitue pourtant une indication intéressante. Mais de cela, il n’est tenu aucun compte. C’est dire combien il est urgent de renouveler nos instruments de mesure ! Cela démontre en tout cas la différence entre une culture « transports » traditionnelle et la culture mixte qu’il faudrait adopter, intégrant les pratiques individuelles…

ANALYSE

Par Ludovic JEANNE

PRENDRE EN COMPTE LES SAVOIRS GÉOGRAPHIQUES AUTOCHTONES DANS LA DÉCISION PUBLIQUE : L’OPPORTUNITÉ DES ÉCO-MOBILITÉS

L’individu et le groupe sont des acteurs « stratèges » au/du quotidien : les comportements individuels ou collectifs n’ont pas le caractère « mécanique » que postulent tacitement beaucoup de processus de décision et de politiques publiques, par un réductionnisme commode mais erroné. Les « gens » réfléchissent à la meilleure façon de résoudre leurs problèmes quotidiens et ils imaginent, potentiellement en permanence, différentes façons (pour eux-mêmes) de faire ce qu’ils ont à faire chaque jour. Puis, ils arbitrent entre les différentes solutions imaginées et élaborées, comme le souligne Patricia Sajous à propos des mobilités. La mobilité, dans nos sociétés, joue en effet un rôle central dans l’organisation de nos modes de vie. Donc, à ce sujet comme sur beaucoup d’autres, la prise en compte des savoirs géographiques autochtones – ceux réellement produits par les personnes en situation et pour leurs besoins pratiques – est un enjeu central quant aux méthodes d’élaboration des politiques publiques.

L’ère du numérique qui est la nôtre ne change rien au raisonnement mais change beaucoup aux comportements observables car beaucoup de personnes et de groupes disposent de nouveaux moyens d’information, d’évaluation et même de simulation quant aux meilleures solutions – pour eux-mêmes et dans leur perspective – afin de se rendre d’un lieu à un autre. Et ceci à différentes échelles. Cela comprend aussi bien les mobilités quotidiennes les plus usuelles, qui peuvent être soudainement contrariées par des travaux ou par un déménagement qui réclameront l’invention rapide de nouvelles solutions jugées acceptables, comme des mobilités exceptionnelles nécessitant de maîtriser une circulation à travers des espaces mal connus, notamment quant à leurs contraintes et ressources selon la modalité de circulation retenue.

Cette question des mobilités est centrale parce qu’elle touche à des dimensions fondamentales de nos rapports à l’espace, de notre rapport à notre environnement de vie. Le concept de spatialité différentielle (développé par Y. Lacoste1 et curieusement peu mobilisé par les géographes) mis en relation avec la question des modalités de la mobilité éclaire cette question : certaines formes de mobilités favorisent la connaissance, même limitée, des espaces « traversés », tandis que d’autres au contraire l’amenuise ou l’entrave, tel l’« effet tunnel » bien connu de tout automobiliste amené à parcourir à pied ou en vélo un trajet habituellement fait en voiture, parfois depuis fort longtemps. La personne se rend alors compte qu’elle n’avait jamais « remarqué » (donc intégré à ses représentations des espaces « traversés ») tel bâtiment (lieu), telle caractéristique paysagère, etc. Autrement dit, mobilité potentielle comme mobilité effective (voir l’analyse de Patricia Sajous) pèsent lourdement sur la formation et l’évolution des vécus spatiaux (en référence aux « espaces vécus » chers à Armand Frémont2) et des représentations afférentes.

Il semble ainsi que les travaux de Patricia Sajous nous encouragent à considérer l’importance qu’il y a pour les futures politiques publiques à dépasser l’horizon behavioriste tacite de beaucoup d’entre elles. Il ne suffit pas d’un aménagement ni d’un véhicule ou d’une solution de transport donnée pour que ceux-ci parviennent aux objectifs de service, de bénéfice éco-environnemental ou de structuration des flux qu’on leur assigne pourtant. La première raison en est que ce n’est pas sous cette forme que les problèmes se posent aux habitants ou qu’ils se les formulent concrètement. Une deuxième est que chacun élabore son comportement en fonction de nombreuses suppositions, plus ou moins bien étayées, sur les avantages de telle ou telle solution, mais aussi sur le comportement des autres. Bref, il s’agit de rompre avec les approches behavioristes, toujours tacitement ancrées dans bien des mécanismes de décision, et se tourner vers des approches que l’on pourrait qualifier d’interactionnistes qui considèrent l’individu et les groupes élémentaires pour ce qu’ils sont : des acteurs élaborant leurs propres stratégies spatiales et arbitrant entre différentes possibilités. De ce point de vue le concept de mobilité potentielle développé et mobilisé par Patricia Sajous doit jouer, tant dans l’analyse que dans la prospective et enfin dans la décision, un rôle-clé.

Les réflexions sur la mobilité actuelle et à venir posent un autre défi : la nécessité d’un « code de la rue ». Les espaces publics font aujourd’hui de plus en plus l’objet d’une appropriation différentielle et concurrentielle dont les moyens de mobilité sont un terme essentiel. Outre que cela représente un danger physique pour bien des catégories de personnes (enfants, personnes âgées ou handicapées, etc.), certaines pratiques tendent à transformer de plus en plus d’espaces publics en mini-Far-West où la vitesse des uns (en trottinette électrique, par exemple) créé un sentiment d’insécurité encore plus fort que celui de la proximité de la voiture (pour certains piétons à certains endroits ou moments), tout en exonérant les premiers (par la brièveté de l’interaction) du moindre égard envers les seconds. Si les espaces publics sont des espaces réputés accessibles et praticables par tous, les nouvelles formes de mobilité portent des défis évidents en termes de sociabilité et de rapports sociaux dans les espaces publics. C’est, peut-être, au prix de tels changements de paradigmes que les politiques publiques gagneront une efficience qui semblent leur faire défaut problème crucial pour ces politiques comme Patricia Sajous le rappelle.

1/ Lacoste, Y. (1976), La géographie ça sert, d’abord, à faire la guerre, Éditions François Maspero, 187 pages.

2/ Frémont, A. (1976), La Région, Espace vécu, PUF, 223 pages

BIOGRAPHIE

Patricia SAJOUS

Patricia Sajous est maître de conférences en géographie et aménagement à l’université́ Le Havre-Normandie. Elle est rattachée à l’équipe havraise de l’UMR CNRS 6266 IDEES.

Ses thématiques couvrent la mobilité́ individuelle quotidienne dans les espaces urbains et périurbains (la place de l’automobile, les perspectives en matière d’écomobilité́), le développement du télétravail. Elle mène par ce biais une réflexion sur les rapports individus / réseaux techniques / espace.

L’enjeu est d’accompagner les réflexions dans les domaines de la géographie et de l’aménagement au moment où la place de l’usager évolue, de plus en plus considéré comme acteur à part entière de la mobilité. Selon une approche courante dans les science & technology studies, la technique n’est pas prescriptive en matière d’usage. En s’inspirant de cette approche, les recherches de Patricia Sajous mettent en évidence une structuration individuelle de gestion de la mobilité quotidienne selon le principe d’un savoir-faire. Cela permet d’expliquer la gestion des situations dans diverses temporalités (planification, temps de réalisation, intégration dans les projets de vie) et d’apporter de nouveaux éclairages sur les raisons des choix entre modes et services de transport disponibles.

Sur ces quatre dernières années, Patricia Sajous a coordonné avec Cyrille Bertelle (PR Informatique, laboratoire LITIS) le projet XTERM (systèmes compleXes, intelligence TERritoriale et Mobilité), soutenu par l’Europe (FEDER) et la région Normandie (CPER), rassemblant les chercheurs de quatorze organismes de recherche issus de huit établissements normands (Universités du Havre, de Rouen et de Caen, INSA Rouen, IDIT, NEOMA-BS, ESIGELEC, CESI). Ce projet a pour objectif de travailler, de manière théorique et appliquée, à la modélisation des systèmes territoriaux et des mobilités associées pour répondre aux enjeux stratégiques de la Normandie (économie, technologies de l’information et de la communication, logistique, enjeux environnementaux).

Mots-clés : réseau technique, transport, mobilité, individu, savoir-faire

ABSTRACT

THE ROLE OF ECO-MOBILITY IN EVERYDAY MOBILITY AND THE EXPERIENCE OF INHABITANTS

Territorial Economic Intelligence (EIT), as we know, is at the intersection of a large number of issues, including the central issue of mobility, which is itself inseparable from the issue of the automobile. In 2018-2019, the “Gilets Jaunes” crisis in France and then, in 2020, the turmoil due to the health crisis and related lockdowns have demonstrated, if necessary, the need to sharpen our reflection as researchers on this topic, which is rich in promising studies. What reliable instruments do we have at our disposal to study the relationship of citizens to mobility, in particular that of eco-mobility, which is becoming a structuring element for our territories? Are these tools themselves reliable and do they lead to relevant models that provide scenarios for the future? Beyond the methodological question, does the issue of transport and infrastructure exhaust the subject of mobility? Shouldn’t the individual dimension be better integrated into public policies and the legislative and regulatory arsenal that they induce?

To discuss these subjects with EM Normandie students specializing in Territorial Economic Development, the school invited Patricia Sajous, lecturer in Geography and Urban Planning at the UFR LSH of the University of Le Havre and member of the laboratory IDEES-Le Havre (CNRS). Her work within the framework of the XTERM program (systèmes compleXes, intelligence TERritoriale, Mobilité) developed from 2015 to 2019 relying on regional and European funds has also enabled her to develop new decision-making tools for territorial players faced with changes in mobility.

Auteur(s)

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