L’émergence du variant Omicron a poussé le premier ministre Jean Castex, lors de sa dernière conférence de presse, à recommander, une fois encore, un recours maximal au télétravail jusqu’au 2 février prochain. Depuis le début de la pandémie, le lien qui unit d’ordinaire sur le lieu de travail le dirigeant et le salarié se trouve ainsi bouleversé, suscitant naturellement l’intérêt des chercheurs en gestion.
Cela concerne au moins trois dimensions : l’autonomie, le contrôle et la confiance. Il devient en effet possible de travailler en tout endroit, d’organiser son temps différemment et la confiance devient primordiale alors que la possibilité de contrôle est limitée à un contrôle technologique.
Il est aussi notable, comme le suggérait déjà durant le premier confinement une enquête de la CGT, que ces perturbations de l’organisation habituelle du travail peuvent induire des risques psychosociaux. L’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) entend par là des risques inhérents à des situations de travail où sont présents, combinés ou non, « du stress, des violences internes commises au sein de l’entreprise par des salariés : harcèlement moral ou sexuel, conflits exacerbés entre des personnes ou entre des équipes ».
Or, le Code du travail pose qu’il est de la responsabilité de l’employeur d’évaluer ces risques et de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité de ses salariés. Aussi notre étude quantitative, réalisée à la sortie du premier confinement, a-t-elle tenté d’identifier comment un manager pouvait apprivoiser ces risques et les limiter dans une relation inédite de télétravail.
Une vertu relationnelle
Notre enquête (à paraître) a, dans un premier temps, mis en avant des difficultés nouvelles, liées à un travail à son domicile subi par nos 167 enquêtés : difficulté à se déconnecter pour 44 % d’entre eux, surcharge de travail pour 40 %, perte de lien social ou encore stress pour plus de 30 %… Avec les risques psychosociaux qui leur sont liés et qui se traduisent par exemple par une sollicitation de la médecine du travail.
Considérant tant les résultats de notre questionnaire qu’une vaste revue de littérature, nous avons regroupé ces éléments autour d’une même notion. Il s’agit de celle de bienveillance.
Contrairement au concept de risques psychosociaux, il n’y a cependant pas de consensus autour de la définition de ce terme. Frederick Taylor avait été, au début du XXe siècle, un des premiers ingénieurs à promouvoir une division scientifique du travail mais aussi l’ergonomie. Il affirmait déjà qu’une « coopération proche, intime, personnelle entre le management et les hommes est l’essence de la gestion scientifique moderne ou gestion des tâches ». S’il n’emploie pas le mot, on est là proche de la racine latine de la bienveillance, « vouloir le bien des autres ».
Au-delà d’être une vertu personnelle, la bienveillance est une vertu relationnelle. Elle émerge des relations entre les individus et renforce les liens entre eux à travers les échanges mutuels réciproques. D’où l’importance qu’elle devrait revêtir pour les sciences des organisations. Cela est d’autant plus vrai en situation de crise, dans lesquelles les chercheurs ont pointé la nécessité de mettre en œuvre des modes de management différents, plus humanistes.
Des injonctions contradictoires
Même s’il n’existe pas de définition canonique de la bienveillance, nos travaux montrent cependant la pertinence de ce terme pour synthétiser de nombreux éléments issus d’une relation managériale imposée par les circonstances exceptionnelles que nous avons connues. Nos statistiques montrent d’ailleurs qu’il y a là un équilibre à trouver pour les supérieurs hiérarchiques.
La moitié de nos enquêtés estimait être accompagnée avec bienveillance par leurs dirigeants ; différentes variables ont un effet significatif sur l’émission de pareil jugement. Ressentir de la pression, tout comme avoir l’impression de n’avoir plus de lien avec sa direction, recevoir des sollicitations tardives de la part de sa hiérarchie, tout comme être laissé trop libre, influe négativement sur la bienveillance perçue. Au contraire par exemple de l’usage de nouveaux modes de communication pour organiser des cafés virtuels, des jeux, moments de team building ou autres sessions de formation en e-learning et de coaching.
Ces résultats ne semblent pas anodins au vu des tendances de long terme qui se dégagent. À quelques jours de l’explosion de la pandémie, l’Accord national interprofessionnel du 28 février 2020, portant diverses orientations pour les cadres, abordait déjà les enjeux nouveaux liés au management à distance. Il appelait à un renouveau qui prendrait en compte une « multiplicité des organisations de travail », mobiliserait de « nouveaux outils numériques », mais qui intégrerait « les bénéfices que représentent les liens humains avec le collectif de travail, tant en termes de performance que d’épanouissement personnel et professionnel ».
Quelques mois plus tard, une enquête de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail, réalisée entre février et avril 2021, indique que 96 % des répondants souhaitent poursuivre le télétravail. Le management à distance est donc amené à se pérenniser. D’où la nécessité d’études comme la nôtre établissant un retour sur les pratiques récentes pour capitaliser sur les acquis managériaux en situation de télétravail, même contraint.