La profession agricole s’inquiète du développement d’un nouveau modèle d’agriculture : celui porté par des start-up. Dénommées Cultivate, Agricool, Les Nouveaux Fermiers ou Ÿnsect, ces jeunes entreprises connaissent un fort développement depuis quelques années.
Certaines d’entre elles ont réussi le tour de force de réunir plusieurs millions d’euros en quelques mois pour financer leur développement, tandis que l’agriculture traditionnelle peine à réunir les financements pour créer, ici, un atelier de transformation et là, une unité de méthanisation.
Elles bousculent ainsi le monde agricole rural qui subit déjà les assauts répétés d’associations de défense des animaux et qui est désormais attaqué sur le terrain de l’offre alimentaire. Peur justifiée ou nervosité ambiante ?
Un phénomène nouveau
Ces entreprises agricoles de nouvelle génération font partie de la FrenchTech, un mouvement chargé d’accompagner le développement des start-up en France. Plus précisément, elles font partie de la FoodTech ou de l’AgriTech.
Toutes ces entreprises proposent, selon les cas, des aliments innovants (comme les insectes ou les steaks à base de protéines), des nouveaux processus de production agricole (comme les fermes urbaines ou les mini-fermes connectées), des nouveaux équipements pour l’agriculture (comme les drones) ou encore des services aux agriculteurs (plateformes de crowdfunding comme MiiMOSA).
Ce sont surtout les start-up de l’agriculture connectée (Naïo Technologies par exemple) et celles proposant des services (MiiMOSA, Agriconomie…) qui ont lancé le mouvement avec notamment la création en 2016 de la Ferme Digitale, association regroupant des start-up partenaires des agriculteurs.
Les entreprises produisant de nouveaux aliments, c’est-à-dire celles qui concurrencent directement ou indirectement les agriculteurs et leurs partenaires industriels ou coopératifs, se sont fait connaître plus récemment avec d’importantes levées de fonds. C’est le cas de Ÿnsect, producteur d’insectes destinés à l’alimentation, qui a levé 125 millions de dollars en 2019 et, plus récemment, d’Infarm qui a levé 170 millions de dollars.
Cette dernière ne propose pas de produits alimentaires mais elle commercialise des mini-fermes connectées qui permettent de cultiver des salades et des herbes aromatiques chez les commerçants en ville. Il s’agit donc d’une activité concurrente aux fermes rurales maraîchères.
Une génération connectée et verte
Comme nous l’avons montré dans une recherche récente, ces nouveaux modèles d’agriculture reposent essentiellement sur de l’agriculture urbaine. Cela signifie que les produits agricoles (essentiellement du maraîchage pour l’instant) sont produits en ville, parfois dans des lieux insolites comme les parkings ou les friches industrielles.
Certains projets sont grandioses : l’exemple le plus parlant étant la ferme verticale d’AeroFarms à Newark, dans le New Jersey aux États-Unis, qui produit plusieurs centaines de tonnes de fruits et de légumes par an. Ce sont également des projets portés par de jeunes entrepreneurs issus de la génération start-up qui ont une vision à la fois innovante et écologique de l’agriculture. Leur but est d’approvisionner les villes en produits agricoles cultivés sur place.
Les modèles d’affaires reposent donc sur une logistique courte et une recherche d’autosuffisance alimentaire des bassins de consommation. Avec de nouveaux produits à forte valeur ajoutée comme les steaks à base de protéines végétales ou la très controversée viande produite en laboratoire, ces start-up surfent également sur une demande sociétale de produits moins carnés ou allant dans le sens du bien-être animal.
Ces start-up présentent ainsi des différences mais aussi des points communs : elles reposent sur des valeurs et des pratiques rompant avec celles des agriculteurs traditionnels qui possèdent une vision de l’agriculture, de l’alimentation et de la relation à l’animal différente. Ce faisant, elle s’adresse à de nouvelles cibles de clientèle, plus jeunes et plus citadines.
Du scepticisme à l’inquiétude
Au départ, le monde agricole était assez sceptique à l’égard de ces nouvelles formes d’agriculture. Inquiétée par la pression foncière exercée par certains investisseurs et menacée par des associations de défense des animaux et de la biodiversité, la profession agricole n’a pas vu arriver cette cavalerie de start-up.
Mais les récentes levées de fonds leur font prendre conscience que de nouveaux entrants sont bien en train d’arriver, et vite. Ces nouvelles formes d’agriculture représentent ainsi une menace pour l’agriculture traditionnelle.
La Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), syndicat majoritaire en agriculture, estime notamment qu’en cherchant à faire adhérer la population à ces nouveaux aliments, les investisseurs attisent des « brasiers » comme le bien-être animal ou l’écologie. Or, alors que les agriculteurs sont victimes d’agribashing, la manière de procéder des start-up serait jugée peu éthique, voire dangereuse.
Si le lien entre agribashing et démarche marketing des start-up reste à démontrer, il ne fait pas de doutes que les levées de fond constituent un signal fort de passage à l’échelle supérieure de ces nouvelles formes d’agriculture. La levée de fonds annonce la création de « licornes », c’est-à-dire d’entreprises capables de produire des volumes impensables il y a quelques années et donc susceptibles de concurrencer sérieusement les acteurs en place.
Au-delà d’un combat de valeurs, c’est donc bien un combat économique qui s’annonce, avec notamment une remise en question de certaines productions locales en plein champ comme le maraîchage en ceinture urbaine.
Renforcer les points forts de l’agriculture rurale
Mais l’agriculture rurale (ou périurbaine) n’est pas morte, loin de là. D’abord, elle produit des biens alimentaires naturels (cultivés ou produits dans leur environnement naturel ou originel), ce que ne fera probablement jamais l’agriculture urbaine qui restera hors-sol.
Ensuite, pour des raisons de distance avec la ville et de structuration de ses circuits de distribution, elle aura toujours du mal à approvisionner en masse les habitants des grandes villes. Plus agiles, plus citadins, mieux armés et plus structurés, les agriculteurs urbains ont la capacité de répondre à la demande massive des villes tandis que les agriculteurs traditionnels sont les maîtres de la ruralité.
Le risque principal du développement de l’agriculture urbaine est finalement plus sociétal qu’économique : celui d’une société toujours plus divisée, entre d’un côté des citadins rompus à l’écologie et au digital et de l’autre des populations rurales plus traditionnelles, en quête d’authenticité. Il faut néanmoins rester attentif à l’essor des start-up et, plus que jamais, se montrer entrepreneurs pour relever les défis de l’agriculture de demain.
Un article de , titulaire de la chaire “Modèles entrepreneuriaux en agriculture” à l’École de Management de Normandie.