Les drive, un bouleversement pour les salariés des grandes surfaces traditionnelles

Photo : Les drive, un bouleversement pour les salariés des grandes surfaces traditionnelles

La pandémie et les confinements promettaient des ruptures : rupture des manières de travailler, des mobilités ou des manières de consommer avec le développement rapide et forcé du click and collect et autre drive. Les transformations du commerce électronique vont-elles seulement perdurer ? Les grandes surfaces seraient-elles un modèle en déclin ?

Beaucoup se sont intéressés aux clients, moins peut-être aux salariés des groupes qui ont tenté de se conformer à la transformation. Pour eux, le drive constitue une innovation organisationnelle, structurelle et logistique. Les pratiques quotidiennes, les routines, les valeurs et les croyances, tout ce qui façonne un sens collectif dans l’entreprise et ce que l’on nomme en sciences de gestion la « logique institutionnelle » vont être bouleversés. Elle définit ce qui est accepté et ce qui est normal, elle est perçue par les acteurs comme étant le principe organisateur et structurant de l’activité et ne peut être remise en cause.

Théoriquement, lorsqu’une organisation historique met en place un nouveau service, les logiques peuvent s’articuler schématiquement de quatre façons : le nouveau service peut s’inscrire dans la continuité de ce qui se faisait avant ; lui imposer au contraire des valeurs, des croyances et des pratiques nouvelles ; deux logiques peuvent cohabiter séparément ou bien, encore, s’hybrider.

Ce que nous montrons à partir d’une étude de cas, réalisée par observations et entretiens durant huit mois, est que la création des points de retrait dans les structures traditionnelles de grand magasin impose plutôt aux équipes une logique de rupture. Nos recherches mettent ainsi en évidence les difficultés rencontrées par les organisations déjà existantes dans la mise en place d’un service de commerce électronique.

Être les premiers

Dans notre cas, s’impose d’abord dans un premier temps un engouement pour le nouveau service, un drive implanté à côté d’un magasin historique. Les salariés se réjouissent de voir l’organisation, fidèle à l’une de ses valeurs, privilégier ce que demande le client pour le lui proposer. L’un d’entre eux explique :

« C’est normal les gens n’ont plus le temps : le drive, c’est ce que veulent les gens ! »
Outre l’attachement au client, le drive se voit également justifié par la figure du fondateur de la franchise. Nous avons observé dans l’organisation une croyance forte en la pertinence de ce que développent ceux qui sont érigés comme ses grands hommes, notamment ses fondateurs. Un autre poursuit :

« M. M., c’était quelqu’un, il avait une vision, c’était un innovateur : il a fait plein de choses et ne s’est jamais trompé. »

L’innovation est d’ailleurs affichée comme une valeur par la direction et les salariés. Tout au long de nos entretiens, les acteurs soulignent largement la modernité et la supériorité des outils nouveaux. L’allusion à la compétition est implicite mais présente : être les premiers, les plus innovants. Le directeur nous présente ainsi, enthousiaste :

« Vous avez vu cette machine ? Cette machine, c’est la seule en France dans un drive ! »
L’idée d’une continuité de l’un vers l’autre apparaît cependant rapidement comme illusoire.

De Ikea à Amazon

Un désenchantement se dessine en effet et des ruptures signalent rapidement que tout ce qui existait dans le magasin historique n’allait pas pouvoir être transposé dans la nouvelle infrastructure. L’ampleur des différences semble même alimenter un questionnement identitaire. Le même directeur, enthousiaste pour une machine, esquivera ainsi largement nos questions sur l’articulation entre le magasin et le drive. Il laisse plutôt répondre la formatrice du groupe, chargée d’accompagner la transformation.

« C’est elle l’experte après tout. »

À notre départ, il dressera même le constat suivant :

« C’est simple en fait, le magasin et le drive, il n’y a rien à voir ! »
Les grands moulinets de bras qui accompagnent la parole témoignent d’une importante perte de repères. Une grande rupture avec le magasin est notamment l’absence de mise en scène des produits qui ne vont pas être théâtralisés comme au sein des rayons entre lesquels les clients se promènent. Il ne peut en fait pas y avoir de parcours client.

Cet élément est inhérent à la logique du magasin mais ne peut trouver d’existence dans l’entrepôt du drive. Ce dernier est pensé dans une optique de rapidité, là où on cherche à allonger le temps passé par le client en magasin et à lui proposer des achats complémentaires.

En fait, là où les salariés voyaient au départ une complémentarité entre le drive et le magasin en citant volontiers l’exemple des grandes surfaces Ikea, dans lesquelles on se promène avant de retirer ses articles à l’entrepôt, ils finissent plutôt par décrire le point de retrait à partir d’Amazon. C’est l’image des grandes étagères du géant du web qui est évoquée comme ressemblant au drive et à son organisation lors de la visite du site.

Le directeur de l’activité explique également que la profondeur du stock, le choix entre les produits ne peut pas être le même qu’en magasin. La gestion de ce qui est nommé « le squelette » est vérifiée quotidiennement sur le logiciel de ventes et de comparaison aux autres magasins et drive. Seules quelques rares catégories de produits présentent le même type de stock entre les deux services. Ce sont les produits ultras frais, tels que les sushis ou les poulets rôtis, ou bien le gaz.

De la proximité à l’accessibilité

L’Histoire de la transformation de l’organisation ne s’arrête pas là. Les ruptures engendrées par l’implantation du drive vont en effet agir rétroactivement sur l’infrastructure historique. La théâtralisation est absente de l’entrepôt ? Elle prendra encore plus d’importance au magasin. La formatrice le souligne bien :

« C’est désormais le rôle de l’hypermarché de capitaliser sur les hommes, le métier et la théâtralisation. »

Si la proximité, le fait de travailler avec des producteurs locaux pour des clients locaux, était importante pour ce magasin situé en zone périurbaine, le service de point de retrait bouscule l’ensemble. De l’avis de tous, l’envie de passer une journée de congé à faire ses courses a disparu et le directeur insiste :

« La proximité est en train de devenir caduque. Ce qui compte, c’est l’accessibilité. »
Soulignons pour conclure que les enseignements de ce travail ne sauraient s’appliquer à tous les types d’organisations. C’est la création d’un drive à côté d’un service historique que nous avons étudiée, et non l’implantation directe d’une organisation issue de l’économie numérique. Pour ces dernières, on peut faire l’hypothèse de logiques bien différentes.

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