L’expérience artistique comme service en réponse au danger du non-lieu

Photo : L’expérience artistique comme service en réponse au danger du non-lieu

Parmi les initiatives mises en place par les entreprises pour redonner de l’attractivité, le concept « d’hospitality » séduit en multipliant les services offerts aux collaborateurs. En évoquant les contours de cette approche, il nous semblait opportun d’ouvrir cette dynamique au champ de l’art, ressource méconnue et ignorée des entreprises alors qu’elle peut contribuer de manière unique et pertinente à ré-enchanter le retour au bureau.

Cette oeuvre est issue d’une « action artistique collective » performance dirigée par Marc DANNAUD. « Cette création qui nous ressemble, a constitué un moment fort de notre vie collective » O.Kayser fondateur d’Hystra

Depuis maintenant plusieurs semaines la plupart des Français retournent au bureau sans avoir à porter de masque selon une fréquence variable. Ce nouveau mode de travail et d’organisation change profondément le rapport des individus à l’espace de travail, au collectif auquel ils appartiennent. Beaucoup d’entreprises multiplient les stratégies pour (r)établir l’attractivité de leurs lieux de travail, conscientes du risque qu’elles courent à voir leurs employés, habitués de rester à distance de l’entreprise, se désinvestir de la vie de l’organisation.

Issue des « actions artistique collectives » dirigées par Marc DANNAUD, cette oeuvre vise l’appropriation d’un thème de transformation managériale mené par les collaborateurs de BNP PARIBAS PF

État des lieux du retour au bureau

Même s’il est aisé de trouver une multitude d’avantages à l’alternance du présentiel et du distanciel, force est de constater que ce nouveau mode d’organisation du travail participe à distendre les relations que nous entretenons avec nos collègues et surtout à rendre plus invisible et plus abstraite encore la réalité humaine et concrète du collectif. Bien plus, il entérine la dématérialisation et la dispersion du travail dans l’espace de l’organisation : le bureau n’est plus l’espace incontournable de production, et avec une fréquentation sporadique et aléatoire, il tient difficilement son rôle d’espace de cohésion. Pourtant beaucoup d’entreprises ont déjà repensé leurs espaces pour exploiter cette alternance présence/distance (ou sont en cours de réflexion). Pour beaucoup d’usagers, les rituels sociaux et les possibilités d’interaction concrètes n’étant plus valorisés, l’intérêt de revenir au bureau s’avère assez peu légitime. Le risque, dans ce contexte où l’espace professionnel n’a plus de fonction ni productive, ni relationnelle, ni symbolique, serait que les espaces des entreprises se transforment en non-lieux anthropologiques.

Le risque de transformer l’espace en « non-lieu »

L’anthropologue français Marc Augé est le premier à avoir défini ce concept important dans son ouvrage de 1992 intitulé « Non-lieux, introduction à lune anthropologie de la surmodernité ». Par non-lieu, Augé vise le contraire même du lieu, qui est la plus petite unité spatiale porteuse de sens pour qui la fait vivre par sa présence et ses usages réguliers (Lefebvre, 1974). Les aéroports, par exemple, sont des non-lieux par excellence : quel que soit le pays où ils se trouvent, ils sont neutres, aseptisés, sans marques réelles du territoire où ils sont implantés (Augé, 1992). Il n’y a pas de trace d’une vie ancrée dans le non-lieu, pas d’histoire non plus, mais uniquement des zones pensées pour le transit, pour des fonctions évidentes et renforcées par une signalétique présente partout qui encourage le mouvement. En somme, un non-lieu est un espace uniquement traversé et, par conséquent, jamais véritablement habité. Ainsi, si l’espace organisationnel ne se résume qu’à être un non-lieu, même bardé de services ultra-fonctionnels, les individus ne l’investiront plus à proprement parler (Minchella & Sorreda, 2020), se contentant d’y travailler comme s’ils étaient dans un lieu public, dans un anonymat grandissant.

Pour « réenchanter » les espaces de travail post-covid et voir les usagers revenir avec enthousiasme, beaucoup d’entreprises misent sur un large panel d’offres de services. Cette dynamique est pertinente à condition que les services proposés obéissent à une appréciation qualitative des besoins des collaborateurs et ne se résument pas à des prestations de fournitures standardisées, qui transformeraient le collaborateur en consommateur individualiste, voire en client, ce qui est le contraire de l’effet recherché.

Les collaborateurs ont identifié à partir de différentes esquisses réalisées par Marc Dannaud, le caractère épuré de cet horizon comme cadre inspirant pour leur activité (espace pause Esprimm) 

Les travailleurs, en revenant au bureau, n’attendent pas uniquement des compensations à travers des prestations de conforts : ils viennent aussi voir, sentir, toucher, interagir et confronter la réalité de leur travail avec la réalité symbolique et relationnelle de l’organisation qui légitime et nourrit leur collaboration individuelle. La dimension artistique relève justement de cette appropriation dynamique de la réalité collective et symbolique : quoiqu’on en dise, l’expérience artistique est une caractéristique universelle de l’humanité ; elle est accessible à tous et toutes en tous lieux et toutes circonstances. Il serait étrange de s’en priver.

La création artistique comme service

Pourtant ignorée à ce jour par les entreprises, la création artistique a toujours été l’outil principal des communautés humaines pour incarner et rendre visible dans l’espace vécu, ce qui ne l’est pas et constituer ainsi des lieux d’identifications et de ressourcements. En dehors de toute logique quantitative, l’artiste intervient en médiateur au cœur de la réalité invisible de l’organisation et lui donne une forme tangible à travers la création d’une œuvre. Il incarne la relation de service en interagissant avec la réalité collective : en s’ajustant aux contenus et aux besoins d’expression, il affine la création d’une œuvre unique, pertinente et s’assure qu’elle sera perçue comme telle. Les artistes engagés dans cette dynamique de service développent toutes sortes d’interventions adaptées incluant des performances ou des résidences plus ou moins longues en fonction de la pertinence et de ce qui est recherché.

A travers une œuvre conçue en coopération avec l’artiste, l’organisation valorise et donne à voir, une représentation inspirante de sa réalité complexe, que les mots seuls ne peuvent décrire ni englober. L’objet créé est un objet de culture complexe, occasion de partage et de transmission d’un contenu inclusif et unique. Une œuvre créée spécifiquement en coopération avec l’artiste procède autant de la mémoire de l’organisation que de l’anticipation du projet commun : de ce fait, elle constitue un outil puissant pour renforcer le sentiment d’appartenance et d’identification. L’espace de l’entreprise enrichi par l’expression artistique garde toutes ses propriétés fonctionnelles mais n’est plus un espace neutre et interchangeable. Humanisé à travers l’expérience sensible d’œuvres signifiantes, l’espace devient un décor inspirant pour l’action.

Pour rendre le retour au bureau désirable aux yeux de leur collaborateurs, les organisations ont donc intérêt à s’impliquer dans des actions servicielles visant les besoins relationnels et symboliques. Sans cette vigilance, les espaces, aussi sophistiqués qu’ils soient et bardés de qualités, seront incapables d’assurer la cohésion et le ressourcement des forces vives.

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