L’IA a les capacités de transformer positivement le monde du travail, à condition d’être utilisée à bon escient et non pour accélérer des tâches sans grande valeur.
Un manager m’a raconté fièrement que son équipe rédigeait désormais trois fois plus de rapports grâce à l’IA. Quand je lui ai demandé à quoi servaient ces rapports, il a baissé la voix : « À rien… mais au moins, ils sont bien rédigés. » Voilà le workslop : du travail impeccable en surface, mais creux à l’intérieur.
Dans Shifting Work Patterns with Generative AI (2025), l’économiste américaine Eleanor Wiske Dillon montre que si les travailleurs passent 25 % de temps en moins sur les e-mails grâce à l’IA, le temps passé en réunion ne change pas. Autrement dit, l’IA soulage certaines tâches mais ne transforme pas les routines collectives : plus de livrables mais pas plus de valeur.
Car l’intelligence ne consiste… consiste pas à accélérer la production de documents mais à améliorer la qualité des décisions et des apprentissages collectifs. Or la plupart des entreprises utilisent l’IA comme une photocopieuse sous stéroïdes : elle multiplie les slides, les e-mails, les rapports mais laisse intacts les problèmes de fond. Résultat : on s’extasie sur les postes supprimés et sur les minutes gagnées sans se demander ce que deviennent les collaborateurs restants, condamnés à produire plus… mais à vide.
Distinguer ce qui est utile de ce qui est superficiel
Arrêtez donc de mesurer le succès de l’IA au nombre de documents générés ou aux heures économisées. Ce fétichisme des livrables ne fait qu’aggraver le désengagement : vos équipes savent très bien quand elles produisent du vent, même avec l’aide d’un robot.
Utilisez l’IA pour libérer les collaborateurs des tâches inutiles et leur permettre de se concentrer sur le coeur du travail : la relation, l’innovation, l’analyse. Faites comme Associated Press, qui a automatisé la rédaction de dépêches financières pour que les journalistes se consacrent à l’enquête. Commencez par piloter des « expériences critiques » : testez l’IA sur des microprocessus, observez les résultats (qualité, temps, retours), ajustez.
Ensuite, éduquez vos équipes à lire ce que l’IA produit : distinguer ce qui est superficiel de ce qui est vraiment utile – avec des sessions de « revue IA » critiques. Enfin, créez une gouvernance de l’IA : des comités qui valident les cas d’usage et sanctionnent les excès de workslop.
Car le vrai enjeu n’est pas de savoir combien de postes disparaîtront ou combien de minutes seront économisées, mais ce qu’il reste à faire pour ceux qui restent. Tant qu’on confondra la vitesse avec la valeur, on fabriquera du vide plus vite. Et vos équipes, elles, finiront par se demander pourquoi elles doivent encore venir travailler, quand un algorithme fait déjà semblant à leur place.
Jean Pralong est professeur de RH à l’EM Normandie. Dans Managementologie , il décrypte le monde du travail et ses codes – chiffres et recherche à l’appui.