Résister à un espace collectif imposé : le non-lieu anthropologique comme acte de résistance en organisation

Photo : Résister à un espace collectif imposé : le non-lieu anthropologique comme acte de résistance en organisation

Ce texte expose la façon dont des employés ont résisté à un espace collectif imposé par la direction d’un grand groupe, lors de la construction de son nouveau siège social en 1995. C’est en privant cet espace de leur présence régulière qu’ils l’ont empêché d’émerger en tant que lieu (Lefebvre, 1974 ; Lussault, 2007) à part entière. Grâce à une méthodologie originale mêlant recherches dans les archives de l’organisation, entretiens et observations terrain, nous avons été capables d’appréhender les mécanismes de résistance spatiale à l’œuvre. 

A partir de nos observations, nous avançons l’idée que le concept de « non-lieu » de Marc Augé (1992) devrait être davantage mobilisé pour comprendre comment les espaces organisationnels évoluent car il offre une grille de lecture particulièrement pertinente à une époque où les organisations multiplient les espaces collectifs censés fédérer les employés, coller davantage à leurs envies, et optimiser leurs compétences.


En premier lieu, il importe de rappeler que la résistance organisationnelle a fait l’objet de nombreuses recherches en sciences de gestion, et elle ne doit pas être perçue comme une réaction d’opposition rare, stérile et limitée (Courpasson, 2012). Au contraire, ce phénomène peut s’inscrire dans le temps et s’exprimer de multiples manières. L’humour ou la dérision, par exemple, permettent à l’individu de marquer une distanciation cynique face au discours institutionnel de son organisation, et c’est en soi une forme de résistance que nous retrouvons fréquemment. En revanche, la résistance des individus face à des espaces imposés reste largement inexplorée même si l’on peut tout-de-même signaler d’intéressantes recherches récentes sur cette question (Donis et Taskin, 2017).

Notre étude empirique s’est construite autour du siège social d’un grand groupe d’origine française, en comparant son projet tel qu’il a été rédigé en 1989 par les principaux directeurs de la branche française (document de 109 pages destiné aux architectes), sa mise en usage en 1995, puis la façon dont cet espace a évolué au fil des ans jusqu’en 2018. Pour ce faire, nous avons mis au point une méthodologie originale alliant :

  1. des recherches dans les archives de l’organisation ;
  2. des entretiens longs avec les acteurs-clé du projet et avec des salariés ayant connu l’emménagement dans ces locaux ou y travaillant toujours ;
  3. de nombreuses observations en shadowing de la pratique spatiale à l’œuvre dans l’espace collectif qu’il était question de faire émerger comme le lieu privilégié de rencontres informelles entre les 5000 collaborateurs œuvrant sur ce site.

Le choix de ce terrain s’est imposé de lui-même tant le contraste entre l’espace tel qu’il avait été conçu et la façon dont il était vécu (au sens de Lefebvre) était saisissant.

Nos résultats ont fait émerger plusieurs types d’expressions de résistance chez les usagers qui étaient ceux sur qui l’organisation comptait pour transformer cette zone à peine construite en lieu de rencontres majeur, notamment l’ironie et le cynisme, aboutissant à la non-fréquentation de l’espace en question, et le transformant ainsi en « hall de gare » pour qui y travaillent aujourd’hui.

Sans savoir s’ils voulaient résister à la volonté de territorialisation de la direction d’un espace prétendument conçu pour eux, ou résister à ce que certains voyaient comme une tentative de manipulation, nous avons constaté que les employés ont fait émerger un non-lieu en privant l’espace en question d’une pratique sociale ancrée et régulière. Privée de celle-ci, cette zone de l’organisation reste vide d’histoire, de sens, d’identité– c’est bien là la définition qu’Augé attribue aux non-lieux anthropologiques : des zones qui se traversent rapidement, anonymement, dépourvues de dimension symbolique.

En fait, les non-lieux en tant qu’ils sont pratiques de résistance paraissent en effet être des phénomènes organisationnels particulièrement intéressants pour plusieurs raisons. D’une part, par le contre-pouvoir qu’ils opposent face aux décideurs et aux architectes que la littérature présente habituellement comme tout-puissants. Par ailleurs, il est intéressant de relever que les causes de résistance à cet espace collectif imposé ne portent pas directement sur son aménagement à proprement parlé, mais bien sur les possibilités de territorialisation, et les intentions managériales que les usagers vont y percevoir.

Ainsi, afin de limiter le risque de voir ces projets de lieux devenir des non-lieux, nous soutenons que les usagers doivent pleinement prendre part à la conception des lieux qu’ils sont censés ensuite habiter. Enfin, plus généralement, a l’instar d’autres chercheurs (Taskin, 2017), nous pensons qu’il est de première importance de continuer d’étudier les relations dialectiques complexes que les individus entretiennent avec les espaces organisationnels, et la façon dont ceux-ci vont évoluer en fonction de ce que les travailleurs souhaiteront y exprimer, entre adhésion ou résistance, territoire ou zone de transit, lieu de vie ou non-lieu.

Auteur(s)
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    Delphine Minchella Professeur assistant en théorie des organisations

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