Pendant que la France se cherche un gouvernement, pendant que la dette occupe tous les débats et que l’IA suscite tous les espoirs industriels, qui se soucie encore de l’insertion professionnelle ? Or au moment où l’intelligence artificielle prétend révolutionner l’emploi, elle ressuscite et amplifie les travers d’un dispositif que tous reconnaissent pourtant comme défaillant : le CV.
Le CV est trop scolaire, trop normatif et trop discriminant, chacun le sait. Tout le monde savait l’outil biaisé ; personne n’a su le remplacer. Puis l’intelligence artificielle a débarqué. Et le problème ne s’est pas résolu : il s’est démultiplié, car le CV est devenu la pierre angulaire du recrutement digitalisé et algorithmisé.
Le marché du travail ressemble désormais à un gigantesque Tinder. D’un côté, des candidats qui « swipent » des offres à l’infini, armés de CV optimisés par des IA. De l’autre, des algorithmes qui déploient des filtres automatiques pour trier ces profils sans intervention humaine. Chacun croit participer à une mécanique fluide et moderne. L’algorithme recrute l’algorithme, dans une boucle fermée et opaque.
Or le CV, fût-il poli par l’IA, demeure une fiction fragile. Il peut être enjolivé pour coller aux attentes supposées du marché. Il peut masquer des failles béantes. Les générateurs automatiques promettent des CV « optimisés » qui ne sont que des variations sur le même mensonge formaté. ChatGPT et ses concurrents produisent des biographies professionnelles aseptisées, où chaque candidat devient soudain « passionné », « dynamique » et doté d’un « fort esprit d’équipe ».
Mais surtout, le CV peut être parfaitement honnête tout en restant inutile : combien d’entre nous savent dire clairement ce qu’ils savent faire, et comment ils le font réellement ? Un développeur maîtrise-t-il vraiment Python, ou sait-il juste copier-coller du code trouvé sur internet ? Une chargée de communication a-t-elle créé une stratégie digitale innovante, ou s’est-elle contentée de programmer quelques posts sur LinkedIn ?
Un CV — anonymisé, optimisé ou généré par machine — ne dira jamais la vérité du travail. Cette vérité-là se cache dans les détails : la façon dont on résout un problème imprévu, la manière dont on gère une crise, l’art de transformer un échec en apprentissage. En persistant à confondre CV et compétence, les entreprises s’acharnent à recruter sur du bruit. Autant piloter un avion en se fiant à la couleur des bagages.
Cette impuissance politique face aux mutations économiques n’est pas anodine. Pendant que nos gouvernements se succèdent dans l’instabilité, les plateformes et les algorithmes, eux, transforment durablement nos vies professionnelles. Le marché du travail Tinderisé n’est qu’un symptôme : celui d’un pouvoir politique qui assiste, impuissant, à sa propre marginalisation face aux logiques du marché et de la technologie. Le reste n’est qu’une salle d’attente numérique où candidats et entreprises s’agitent, se cherchent sans jamais se trouver.