Professeur à l’université de Paris-Sorbonne, le recteur Gérard-François Dumont est géographe et spécialiste des questions démographiques, reconnu en France comme à l’étranger comme l’un des meilleurs experts en ce domaine. Il vient de publier Géographie des populations – Concepts, dynamiques, prospectives (Armand Colin). C’est l’occasion de l’interroger sur les toutes récentes réformes territoriales qui bouleversent le paysage français et risquent d’avoir des conséquences lourdes sur son devenir.
Dans l’entretien qu’il a accordé à Jean-Guy Bernard, Directeur Général de l’EM Normandie, Gérard-François Dumont développe son concept de démographie politique et montre comment, en promouvant les principes de l’intelligence territoriale, il est possible d’ouvrir des voies pour que les collectivités locales puissent évoluer librement et sans drame dans la globalisation en respectant la maxime Penser global – Agir local. Pour cela, il faut prendre du recul vis-à-vis de l’idéologie de la métropolisation chère aux élites parisiennes et internationales. Et redonner vie à une authentique démocratie locale.
Vous prônez et promouvez une “démographie politique”. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette approche ? Serait-il correct de dire que la démographie politique est une géopolitique des populations et des processus démographiques ? En quoi peut-elle concerner les territoires et les entreprises ?
Vous avez raison. La démographie politique est une géopolitique des populations, même si elle n’est pas que cela. Elle concerne effectivement les territoires et les entreprises, puisqu’elle consiste à étudier les interactions entre les dynamiques politiques et les dynamiques démographiques. Des politiques internes vont ainsi influer sur le nombre de consommateurs ou d’actifs qui résident sur un territoire, deux données-clés qui concernent directement les entreprises. Comme l’a révélé une étude récente portant sur la fermeture d’écoles à Paris, la manière dont ont été orientées les politiques publiques en France ces dernières années ont eu pour conséquence une diminution de la natalité. Qui dit réduction du nombre de jeunes consommateurs dit marchés plus étroits. Autre aspect à prendre en compte, toute politique migratoire est une politique publique, avec des effets démographiques. Quand on constate qu’un certain nombre de “nationaux” ont une faible appétence pour différents métiers, le recours à l’immigration apparaît alors comme nécessaire pour diverses entreprises si celles-ci veulent assurer la poursuite de leur activité. D’où ce paradoxe, assez net en France, où l’on a simultanément un taux de chômage élevé et une pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs.
Prenons un autre angle d’attaque sur cette question : quelles conséquences a eu en France la décision de supprimer neuf régions ? Cela a tout d’abord engendré une augmentation de l’économie présentielle dans les nouvelles capitales au détriment de villes qui ne sont plus capitales. Une telle décision politique a donc très directement des conséquences sur la démographie et sur les besoins du territoire concerné. D’autant qu’il faut toujours rappeler que nous évoluons dans le cadre d’un processus de “glocalisation”, qui implique de penser global et d’agir local. Toute entreprise se pose la question de savoir où dans le monde, elle va trouver ses meilleurs fournisseurs et ses meilleurs clients, et simultanément, de quelle manière elle va pouvoir satisfaire au mieux les aspirations des consommateurs en répondant à une demande locale conditionnée par des paramètres d’ordre culturel, social, bioclimatique, etc. Local et global sont donc étroitement imbriqués et exigent de penser leur articulation avec lucidité et agilité.
Pour vous qui êtes l’initiateur et le porte-voix de cette discipline qu’est la démographie politique, quels sont les éléments saillants de la recherche en ce domaine ?
Dans le livre que je viens de publier en septembre, Géographie des populations – Concepts, dynamiques, prospectives (Armand Colin), je mets en avant un paradoxe : nous avons trop souvent l’impression (fallacieuse) que le monde entier connaît les mêmes processus démographiques, avec une urbanisation croissante, des flux migratoires à l’échelle planétaire, un vieillissement de la population… Ces processus existent, certes, mais compte tenu des différences de calendrier et d’intensité selon les territoires, ainsi que de la multiplicité des facteurs qui les dynamisent dans un sens ou un autre, nous sommes en réalité confrontés à un monde de plus en plus fragmenté. D’où, plus que jamais, la nécessité du recours à la géographie pour comprendre la nature profonde des territoires et prendre en compte leur diversité, démarche de bon sens, qui va cependant à l’encontre de la logique développée par la loi NOTRe de 2015 concernant l’organisation territoriale française.
En effet, cette loi NOTRe vise à unifier et à organiser de la même façon tous les territoires dans la répartition de leurs compétences. A rebours de cette posture rigide, il conviendrait au contraire d’introduire de la souplesse dans les rouages administratifs et politiques. Certes, il existe des intercommunalités anciennes, habituées à oeuvrer ensemble, qui sont donc à même d’assumer des compétences complémentaires parce qu’elles sont concrètement rompues aux méthodes de travail en commun. Mais il faut prendre en compte les héritages géographiques, historiques, culturels… qui ont fait qu’au fil du temps, les collectivités territoriales ont su tisser entre elles des liens particuliers qui font qu’elles sont – ou pas – à même de travailler ensemble. Décider unilatéralement que telles et telles communes vont devoir du jour au lendemain travailler ensemble n’est pas – c’est le moins que l’on puisse dire – l’assurance d’une fusion réussie et efficace… Globalement, il me semble que si l’on veut favoriser des synergies territoriales et faire évoluer de manière subtile et efficace les périmètres envisagés, il convient d’envisager un sérieux assouplissement des lois 2014-2017, lesquelles privilégient par trop un raisonnement “spatialiste”, selon un modèle centre-périphérie qui n’a – à mon sens – plus lieu d’être, et rigidifient l’action publique territoriale, alors que l’évolution du monde nécessite une grande faculté d’adaptation, notamment face à des dynamiques démographiques sans cesse mouvantes et à des configurations politiques, économiques et sociales en perpétuelle évolution.
Certains observateurs estiment que le processus par lequel se concrétise la globalisation passe par la montée en puissance de la métropolisation, avec tout ce que ça implique en termes de coûts économique, écologique, social et humain, avec à la clé des espaces très artificialisés et de plus en plus denses. Qu’en pensez-vous ?
Nous nous trouvons effectivement plongés là dans ce que j’appelle “l’idéologie de la métropolisation”, c’est-à-dire l’idée que seuls les territoires extrêmement peuplés seraient de nature à être compétitifs à l’échelle planétaire. D’où le vote de pas moins de trois lois qui favorisent à tout prix les métropoles. Ainsi, en France, l’Etat donne des dotations par habitant qui sont deux fois plus fortes à Paris que pour une petite commune rurale. Il en va de même des métropoles, sous le prétexte qu’elles seraient plus compétitives. Est-ce logique ? Permettez-moi d’en douter. On se situe là dans une démarche fondamentalement idéologique, déconnectée de la réalité. Car, force est de constater qu’il existe des territoires peu peuplés, sans métropole sur leur territoire, qui pourtant se révèlent être très dynamiques économiquement.
Prenons le cas d’entreprises dont la direction générale n’est pas dans une métropole et qui s’en tirent très bien, comme Mauviel en Normandie à Villedieu-les-poêles, Beneteau en Vendée à Saint-Gilles-Croix-de-Vie ou toujours en Vendée, Fleury Michon à la Roche-sur-Yon, sans bien sûr oublier Michelin qui reste ancré au coeur de l’Auvergne à Clermont-Ferrand. Ce sont là des exemples emblématiques et je crois significatifs. Quand on parle de métropolisation, il faut aussi examiner les causes. Il est vrai que certaines villes connaissent des taux de croissance démographique importants. Mais il faut aussi prendre en compte des facteurs d’ordre politique, comme en Chine où la stratégie de développement était anti-urbaine jusqu’en 1979 (le taux d’urbanisation ne bougeait pas) avant de devenir totalement pro-urbaine ! Ce qui a généré l’apparition d’un sous-prolétariat précaire de plusieurs centaines de millions de personnes. Facteurs politiques encore, liés à des guerres ou conflits civils, à l’exemple de la Colombie où les populations – plusieurs millions de personnes – se sont repliées sur les grands ensembles urbains pour échapper au conflit avec les FARC.
Aussi, contrairement à ce que d’aucuns prônent, l’urbanisation n’est pas la condition absolument nécessaire – loin s’en faut ! – d’un développement local correct et équilibré, d’une capacité réelle de compétitivité ou d’un niveau de vie de bonne qualité. Voyez ce qui s’est passé à Espelette, au Pays Basque, exemple parfait de combinaison d’innovation, de développement économique et de maintien d’un cadre de vie à taille humaine. Il existe donc bien des solutions viables et équilibrées pour des territoires où la densité de peuplement reste modeste et qui, cependant, sont présents dans la course mondiale. C’est là où, me semble-t-il, il est opportun d’exploiter avec finesse les ressources qu’offre l’intelligence économique appliquée aux territoires.
Justement, pourquoi selon vous nos décideurs n’ont-ils pas davantage recours aux ressources qu’offre l’intelligence économique territoriale ?
C’est là aussi que le bât blesse. Les lois territoriales françaises qui sont sorties depuis une dizaine d’années donnent plutôt l’impression que l’Etat ne croit pas qu’il puisse exister une réelle intelligence territoriale. Pour l’Etat, les collectivités comme les décideurs territoriaux sont vus – pour employer un langage entrepreneurial – comme des centres de coûts. D’où cette tendance irrépressible à la centralisation que l’on observe nettement depuis une vingtaine d’années. Il y a là un problème de fond quant à la manière dont sont conduites en France les politiques publiques, Paris considérant toujours qu’il est le mieux placé pour décider de ce que doivent faire les décideurs territoriaux. Ces derniers doivent donc, s’ils veulent affirmer leur fonction, mener un travail de fond pour convaincre l’échelon national qu’ils sont légitimes dans la conduite efficiente des politiques publiques. Si l’on garde à l’esprit que l’un des axes majeurs dévolus à l’intelligence territoriale consiste à fournir une information économique pertinente aux acteurs de terrain et à bâtir des synergies au plan local en les mettant en réseau, on s’aperçoit que l’on est malheureusement loin du compte. De fait, si l’intelligence territoriale n’a pu suffisamment jouer le rôle de levier qui aurait dû être le sien depuis deux décennies, c’est indéniablement par parti-pris idéologique. “Paris”, sûr de lui, décide et impose ses décisions en faisant fi de la réalité du terrain, ses certitudes l’empêchant d’avoir une perception fine et une compréhension réelle des territoires.
N’observe-t-on pas des résistances à cette course folle à la métropolisation à outrance ? Comment faire pour penser autrement le développement harmonieux des territoires ?
Si, bien sûr, et c’est très clair. D’abord parce qu’une grande partie de la population la refuse. Il suffit de constater que le solde migratoire de l’Ile-de-France est négatif de 50.000 personnes par an. La disparition des neuf régions va malheureusement, d’un point de vue strictement quantitatif, donner l’impression de renforcer encore ce phénomène de métropolisation, avec pour résultat final d’aggraver encore les inégalités territoriales au seul profit des 13 métropoles administratives ainsi créées ou renforcées. Les modèles alternatifs ne sont pas sérieusement envisagés, quand ils ne sont pas simplement raillés.
Aussi, comme je l’ai écrit l’an passé dans un article montrant que le modèle “centre-périphérie” était désormais désuet1, plutôt que de vouloir systématiquement appliquer sur le terrain, comme la France le fait depuis les années 1990, un meccano institutionnel imposé de Paris et obsolète avant même sa conception réglementaire, nous devons nous efforcer de penser et d’agir sur un autre mode. Ce qui impliquerait bien plutôt de laisser les territoires libres de choisir leurs liens réticulaires dans l’intérêt du bien commun des populations. Que nous le voulions ou non, nous évoluons de plus en plus dans un monde réticulaire qu’il nous appartient de nous approprier, ce qui implique de rompre avec l’idée jacobine d’agir, en matière d’aménagement du territoire, de façon systématiquement centralisée. C’est en effet une gageure que de vouloir fonder l’intercommunalité sur des compétences systématiquement transférées à un centre : le risque est finalement de niveler et de paralyser tous les territoires, sans prendre en compte leurs différences, les aspirations de leurs populations et en réduisant à néant les logiques de subsidiarité, lesquelles veulent que ne soit assumé à l’échelon supérieur que ce qui ne peut être mieux satisfait à un échelon inférieur.
Le mot de la fin…
Au bout du compte, ce qui m’inquiète le plus à travers ces lois récentes visant à imposer ce que j’appelle “l’idéologie de la métropolisation”, c’est le risque de mort programmée de la démocratie locale… N’oublions pas que celle-ci reste la clé de voûte de notre système démocratique et le cadre de son expérience concrète. Si nous voulons éviter ce naufrage, il y a donc avant tout un travail pédagogique à mener, de façon à susciter une prise de conscience. Plus que jamais, il est urgent de revenir à la défense de l’intérêt réel des populations.
1/ Territoires : le modèle “centre-périphérie” désuet, Outre-Terre, 2017/2 (n°51), p.64-79, disponible sur https://www.cairn.info/revue-outre-terre-2017-2-p-64.html
Le professeur Gérard-François Dumont dirige la revue Population & Avenir que l’on peut se procurer sur https://www.cairn.info/revue-population-et-avenir.htm
Gérard-François Dumont, extraits :
– Une idéologie de la métropolisation ? “Les facteurs objectifs susceptibles d’avantager les agglomérations les plus peuplées ne déclenchent pas automatiquement une supériorité en termes d’attractivité et d’innovation. En effet, celle-ci dépend aussi de la gouvernance territoriale et du climat plus ou moins favorable à l’entrepreneuriat au sein des territoires. En outre, du fait de leur forte densité de population et d’activités, les grandes agglomérations souffrent également de ce qu’on appelle des “déséconomies” d’échelle : coût du foncier plus élevé, pertes de temps dans les transports, etc. La combinaison de ces facteurs favorables et défavorables à la métropolisation s’exerce en faveur de certaines métropoles et en défaveur d’autres, à l’instar de Paris qui a perdu nombre de centres de décision ces dernières années. Et l’on constate en France, en Europe comme dans le monde, que nombre d’entreprises à clientèle internationale, loin de rechercher à tout prix une implantation dans une métropole, demeurent ou choisissent de s’implanter dans une ville moyenne, parfois même dans une petite ville.
“Quant à l’innovation, s’il est vrai que des effets de synergie liés à la proximité entre universités, entreprises et centres de recherche peuvent être intéressants, ils ne sont nullement exclusifs. L’innovation tient davantage à l’esprit d’entrepreneuriat qu’à une localisation dans une grande ville, ce qui explique les multiples innovations surgissant hors des métropoles. Un pays doit valoriser tous ses territoires. Croire, comme le Parlement français semble le penser, qu’il suffit de décerner le titre de “métropole” à des territoires et de redistribuer quelques compétences entre les collectivités territoriales, tout en opérant une recentralisation, pour les rendre dynamiques, est illusoire.
“Alors que la taille d’un territoire n’est nullement un élément incontournable d’attractivité et d’innovation, il serait plus important d’améliorer les conditions permettant d’accéder partout à une meilleure gouvernance territoriale.” (Population & Avenir, n°722, mars-avril 2015)
– Quid de la démocratie locale ? “La question principale est celle de la démocratie locale et de la participation des citoyens. Or, face à cette question, l’analyse des lois territoriales 2014-2017 interroge.[…] Il apparaît donc nécessaire que des réglementations et des comportements de gouvernance territoriale plus citoyens corrigent ces lois qui semblent donner une place plus importante à la technostructure, seule capable de baigner dans la complexité des textes, qu’au rôle des citoyens. Dans le cas contraire, se présente un risque pour le bien commun et pour le développement des territoires, donc pour la démocratie locale qui est le fondement de la citoyenneté.”
(https://www.fondation-res-publica.org/Le-bouleversement-territorial-en-France-bilan-et-perspectives_a1132.html)
Abstract
Combining Political Demography and Territory Intelligence to breathe new life into Local Democracy
As a Paris 4-Sorbonne University Professor, Rector Gérard-François Dumont has long since been a geographer and demographics issues specialist, recognised in France as well as abroad as one of the best experts in this field. He has just published Population Geography – Concepts, Dynamics, Prospects with Armand Colin Publishers. This is an opportunity to ask him about the latest territory reforms which have disrupted the French scene and may have far-reaching consequences on its future.
During the interview he granted to EM Normandie Director General Jean-Guy Bernard, Professor Gérard-François Dumont expanded on his Political Demography concept and showed how it was possible, by promoting Territory Intelligence principles, to open up new inroads for local communities and authorities to move on freely and without any turmoil within globalisation by complying with the motto ‘Think Global – Act Local’. To achieve this, one must stand back from the metropolitanization vision so dear to Parisian and international elites, and thus breathe new life into more authentic local democracy.