La compétence est individuelle, l’intelligence est collective

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La Note d’Intelligence Territoriale de l’EM Normandie – N°7

Le retour d’expérience de Philippe Hugo et Jean-Pierre Larcher, responsables de la mission SPIE du conseil Régional de Normandie.

Dans le monde instable qui est le nôtre, le processus de prise de décision économique est devenu encore plus complexe que par le passé, qu’il s’agisse de décision privée ou de décision publique. La globalisation affecte la vie économique en général et la vie des affaires en particulier. Prendre la bonne décision à l’instant « t » est donc essentiel, d’où l’importance de l’Intelligence Économique (IE) qui, au carrefour de plusieurs champs disciplinaires, apporte à cette décision une dimension essentielle : l’anticipation. Ce que le préfet Pautrat a résumé d’une formule : préparer l’avenir. Un authentique défi cognitif qui consiste à dégager, grâce au processus de veille et d’analyse, les tendances structurantes qui, à défaut d’être certaines, sont probables. Avec deux objectifs complémentaires : protéger et influencer. Protéger les chaînes de valeur et influencer l’environnement stratégique pour le rendre le plus favorable ou le moins défavorable possible à leur développement.

Ce défi, aucun décideur, public ou privé, à commencer par les entreprises, ne peut y échapper. D’où, surtout pour les PME, la nécessité de se voir épauler par les instruments que met à leur disposition l’Intelligence Économique Territoriale (IET), à l’échelon des collectivités. Philippe Hugo et Jean-Pierre Larcher, responsables de la Mission SPIE du Conseil régional de Normandie – S comme Stratégie, P comme Prospective, IE comme Intelligence Économique – étaient donc les meilleurs invités possibles pour inaugurer ce premier séminaire de l’année 2021-2022.

Brief des Experts
Par Philippe Hugo et Jean-Pierre Larcher

Mission SPIE. Avant d’entrer dans le vif du sujet, un bref rappel des compétences régionales s’impose. Conformément à la loi NOTRe de 2005, le développement économique est une des compétences clés de la Région, guidé par le Schéma régional de développement économique, d’innovation et d’internationalisation. Qu’il s’agisse des subventions, des prêts, ou d’avances remboursables en faveur de la création d’activité nouvelles, c’est l’exécutif régional qui coordonne l’aide aux entreprises. Il est aussi l’autorité de gestion des fonds européens (FEDER ET FEADER, notamment) et dispose de compétences propres en matière d’aménagement du territoire, en particulier dans la fixation du schéma régional d’aménagement et de développement durable du territoire. La Région, rappelons-le, est également compétente en matière de transports. C’est vous dire combien son cadre est adapté à l’Intelligence Économique Territoriale. Ajoutons qu’en Normandie, la Région dispose d’un bras armé, l’ADN, l’Agence de Développement de la Normandie, qui propose des aides sur mesure aux entreprises.
C’est dans ce contexte qu’en 2016, a été créé la Mission SPIE.

Ludovic JEANNE. Justement, pouvez-vous nous en dire davantage ?

Mission SPIE. Quand nous avons été appelés, en 2016, pour lancer la Mission SPIE, c’est en raison de nos profils différents, l’un étant scientifique et ingénieur de formation, l’autre un spécialiste de l’aménagement du territoire, avec pour objectif commun de mobiliser un maximum de réseaux d’experts, en région et hors région, pour répondre rapidement à la demande des acteurs économiques. Cela signifie que nous sommes en transversalité complète avec l’ensemble des autres directions régionales, tout en étant rattachés au Directeur Général Adjoint de l’économie.
Que nous demande-t-on en priorité ? Principalement d’explorer des sujets d’importance stratégique et d’anticiper leur évolution potentielle. Avec en ligne de mire, différents types de « livrables » : des notes d’alerte sur des sujets émergents que nous avons repérés, des notes d’analyse, qui ont vocation à être plus fouillées, un bulletin de veille hebdomadaire (une vingtaine de news sur des sujets nationaux ou internationaux pouvant possiblement impacter les politiques portées par la Région).

À cela s’ajoutent des notes rapides, que nous appelons des « coups de sonde prospective », à savoir, sur un sujet identifié comme important, la mobilisation d’un maximum d’experts pour collationner rapidement le plus d’informations possibles. Après quoi ces informations sont synthétisées et donnent lieu à des notes à finalité interne. Produire de la connaissance, faire émerger des préconisations puis, à partir de là, en fonction du Go/No Go, mettre en place le tremplin qui va permettre au sujet considéré de prendre son envol et son régime nominal en y associant des compétences aussi bien internes qu’externes, voilà notre raison d’être.

L. JEANNE. Ce qui vient d’être dit est absolument central. En matière d’IE, ce qui est stratégique, ce n’est pas l’information, c’est la connaissance. Si l’information n’est pas interprétée, mise en perspective, donc utile à la prospective, elle ne sert à rien. Trop de veilleurs, par ailleurs compétents et pourvoyeurs d’informations, ne s’investissent pas suffisamment dans l’analyse.

Mission SPIE. Complètement d’accord sur la chaîne de valeur de l’information. Vous avez bien évidemment tous entendu parler des trois types d’information : blanche, grise et noire. La blanche, c’est celle qui est licitement accessible et réclame un minimum de tri et de traitement pour commencer à acquérir de la valeur ; la grise, c’est celle qu’on n’obtient pas dans la presse ou sur internet, mais seulement grâce à des contacts personnels, ou par la participation à des colloques ou des Think Tanks ; la noire, elle est de nature illégale, puisque provenant de l’espionnage économique ou industriel. Nous l’excluons évidemment. Notre domaine, c’est la blanche et la grise. Pour obtenir la grise, il faut posséder un savoir-faire. Et d’abord, un « savoir-faire dire ». Ensuite déterminer quelles personnes détiennent cette information, comment les approcher, comment les activer. Ces étapes sont essentielles pour nourrir les préconisations de la Mission SPIE, non seulement en termes d’identification de problématiques émergentes, mais aussi en matière de de sensibilisation, voire d’acculturation des différentes cibles auxquelles s’adressent les « livrables » produits. Avec trois impératifs : réduire l’ignorance, mettre en œuvre le changement et gagner en liberté d’action pour conditionner le succès.

L. JEANNE. Le troisième point est particulièrement important. Gagner en liberté. Choisir une stratégie, par définition, c’est se choisir un but et, par conséquent choisir les méthodes et les tactiques permettant de l’atteindre. Cela peut paraître abstrait, mais cela ne l’est pas du tout. C’est l’antithèse de l’adaptation. Comme le dit le Préfet Pautrat, « quand on s’adapte, cela veut dire qu’on a presque déjà perdu ». Pourquoi ? Parce qu’on se plie aux exigences d’une contrainte extérieure. Tout l’art de la stratégie consiste au contraire à se ménager une marge de liberté permettant d’avoir plusieurs objectifs possibles.

Mission SPIE. Comme le dit souvent Ludovic Jeanne, l’IE est inséparable de la globalisation. En 1950, on parle encore de « documentation » ; en 1970, en même temps que les premières bases de données, apparaît le terme d’information scientifique et technique ; en 1990, en élargissant l’approche à l’ensemble de l’environnement de l’entreprise, on parle de « veille stratégique ». Et c’est en 1994, avec le rapport Martre, qu’apparaît le terme d’IE au sens qui est le nôtre aujourd’hui.
Face à un monde de plus en plus instable et incertain, avec l’apparition de situations de crise inédites comme la crise sanitaire, maîtriser une chaîne d’informations stratégiques en appui de la décision et de l’action, c’est-à-dire disposer d’une dynamique managériale d’Intelligence Économique impliquant tous les acteurs économiques du territoire, est une nécessité. L’information à haute valeur ajoutée est une matière première précieuse et sensible, avec la difficulté non pas forcément d’y accéder, mais d’en évaluer la pertinence, de, surtout, réellement l’exploiter et également de la protéger.
L’Intelligence Économique, démarche opérationnelle d’anticipation et d’analyse, activité de production de connaissance et de compréhension stratégique, s’impose comme un levier d’appui majeur au développement économique, à l’emploi et à l’attractivité du territoire dans cette période post-crise et de résilience.

Concrètement, l’Intelligence Economique s’appuie sur un ensemble d’outils et de compétences associées pour mettre en œuvre une approche dynamique, des méthodes combinées et des actions interdépendantes visant à anticiper (veille, recherche, collecte, analyse, traitement, et diffusion de l’information), se protéger (protection des données/informations économiques et scientifiques) et influencer (agir sur son environnement à son avantage).

L’idée-clé, vous la connaissez, c’est « penser global, agir local ». On le voit bien avec la pandémie qui nous a frappée en 2019-2020. C’est un phénomène planétaire dont la survenue probable a été annoncée, dès 2009. Or si tous les systèmes de santé, sans exception, en ont subi les conséquences, on voit bien que les politiques mises en œuvre n’ont pas été uniformes… Pourquoi les Américains ont-ils été les premiers à anticiper cet évènement planétaire ? Parce que, après la Guerre froide, en gros à partir de 1990, ils ont réorienté leurs capteurs vers d’autres domaines que le militaire, pour gagner « l’autre guerre » qu’ils étaient bien décidés à mener : la guerre économique. Ils se sont dotés d’un instrument redoutable : l’extraterritorialité de leur droit, fondée sur l’universalité du dollar. Il suffit qu’une transaction ait lieu en dollars, pour que la justice américaine s’estime compétente. Nous vous renvoyons au livre de Frédéric Pierucci et de Matthieu Aron, Le piège américain, qui raconte comment le Département de la Justice américain s’est servi d’un fait de corruption avéré commis par les dirigeants d’Alstom, pour s’approprier l’entreprise, en n’hésitant pas à jeter en prison l’un de ses dirigeants – Frédéric Pierucci, en l’occurrence. Le deal était explicite : soit vous acceptez d’être rachetés par General Electric, soit vous vous exposez à une amende qui va vous faire disparaître de la liste des entreprises mondiales. La direction d’Alstom a cédé et a vendu à GE sa division chaudières, secteur stratégique pour la France en termes de souveraineté nationale, non seulement en matière de nucléaire civil, mais aussi de nucléaire militaire. Si vous ajoutez à l’extraterritorialité du droit américain, le Cloud Act, voté en 2018, lequel autorise les services de renseignement des États-Unis à se saisir de toute donnée informatique censée avoir été utilisée contre les intérêts US, vous voyez que l’IE, ce n’est pas de l’abstraction ! On est dans le dur, dans le concret, dans le quotidien.

L. JEANNE. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les pertes d’emploi résultant de la guerre économique ne sont pas les conséquences d’une entreprise qui aurait raté le train de la compétitivité, ou qui aurait négligé de suivre les évolutions du marché. Ce sont là souvent des entreprises au contraire performantes (sinon, personne n’aurait intérêt à mettre la main dessus) mais dont l’erreur a été de sous-estimer un contexte géopolitique caractérisé, entre autres, par la judiciarisation sans précédent de l’environnement économique…

Mission SPIE. On en a peu parlé, car le phénomène a touché des entreprises beaucoup moins célèbres qu’Alstom, mais durant l’année 2020, on a assisté à des tentatives répétées de préemption de PME ultra-compétitives, de véritables pépites, qui toutes ont pour caractéristique de travailler dans des secteurs considérés comme stratégiques, notamment celui de la défense, comme sous-traitants de groupes plus importants. Ces tentatives de prises de contrôle n’ont pas été seulement le fait des Américains ou des Chinois, qui tiennent un peu la vedette médiatique dans ce domaine, mais aussi de pays européens. Il est donc très utile que l’information circule et que les collectivités soient averties à temps de ce genre d’opération ou de manœuvre afin de pouvoir y parer par un soutien économique ou juridique. S’agissant de la Chine, l’optimisation interne de leurs réseaux de production est également un sujet très intéressant à étudier pour l’IE. Un exemple parmi d’autres : vous commandez par téléphone un meuble choisi sur internet. Il peut être livré chez vous moins de deux heures plus tard, grâce à la performance de leurs imprimantes 3D. C’est un domaine où ils ont pris une avance colossale et que nous aurions tout intérêt à étudier de près…

D’où l’utilité d’acculturer les acteurs économiques, et notamment les PME, de s’approprier les méthodes et démarche d’Intelligence Économique afin d’accéder aux informations stratégiques, de mieux connaître leur environnement (direct et indirect) et son évolution, qu’elles ne possèdent pas. Beaucoup d’entreprises ignorent ou connaissent mal les instruments publics mis à leur disposition. En conclusion, l’IE est l’art de savoir travailler en réseau et en transversalité. C’est savoir faire travailler ensemble des personnes qui n’ont pas toujours l’habitude de le faire parce qu’elles ont des pratiques et des cultures différentes, parfois même contradictoires. Bref, c’est être persuadé que si les compétences sont individuelles, l’intelligence efficace ne peut être que collective.

Discussion
Avec les étudiants du M2/MS Str@tégies de Développement et Territoires

• Quand vous menez des entretiens pour nourrir vos « livrables », citez-vous toujours vos sources ?
Mission SPIE. C’est rigoureusement indispensable, mais ce n’est pas tout. Nous travaillons en amont comme en aval sur la fiabilité de la source. En amont, avant de l’approcher ; en aval, en confrontant ces informations avec d’autres, recueillies auprès d’autres sources, ce qui permet de juger de leur degré de pertinence. Sauf source exclusive, détentrice d’une information exclusive – ce qui arrive parfois – nous veillons à toujours recouper nos informations. Ajoutons que la manière de mener l’entretien est un élément important, qu’on oublie trop souvent. Les silences sont parfois aussi éloquents que de longs exposés, d’où l’importance de savoir écouter les silences…

• Une chose est de discerner des processus qui viennent d’émerger, une autre est de détecter ceux qui peuvent devenir structurants dans trois ou cinq ans. Comment procédez-vous ?

Mission SPIE. Il n’y a pas de méthode miracle. L’important est de développer son réseau en tenant rigoureusement à jour le contact avec les interlocuteurs les plus en pointe, sujet par sujet, filière par filière, secteur par secteur. L’IE a besoin de recourir à des spécialistes mais elle est, par nature, un travail interdisciplinaire, qui doit se méfier du raisonnement en silo. Elle doit donc aussi convaincre les experts de travailler ensemble, de confronter leurs expériences, de collaborer. Trop de gens considèrent encore que conserver l’information pour soi, c’est consolider son pouvoir. Dans la guerre économique actuelle, c’est tout simplement suicidaire.

• Vous avez parlé de sensibilisation/acculturation/formation des acteurs économiques à certaines matières complexes, telles que l’intelligence artificielle ou la cybersécurité. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Mission SPIE. Cette action est essentielle. Notre rôle est aussi d’exposer les problématiques et les enjeux associés le plus clairement possible en vue de contribuer à réduire les zones d’incertitude avant une prise de décision.

• Peut-on comparer vos méthodes pour obtenir de l’information et aider à la décision à celles qu’emploient les journalistes d’investigation ?

Mission SPIE. Dans un certain sens, oui. Mais je ne suis pas certain que tous les journalistes d’investigation fassent de l’IE dans le sens que nous évoquons. Certains peuvent s’en rapprocher. Quand une enquête journalistique aboutit à un scoop, il n’est pas rare qu’aussitôt, elle débouche sur des raccourcis, donc des simplifications. Or la réalité économique est rarement simple. Nous dirions même qu’elle est souvent complexe.

• Il a été donné un exemple frappant sur l’impression 3 D en Chine, et on pourrait aussi parler des méthodes ultra-performantes des plates-formes Amazon. Mais derrière tout cela, il y a des modèles sociaux qui posent question. Est-ce que ce n’est pas la limite de l’IE, qu’elle soit nationale ou territoriale, d’ignorer cette question en ne s’intéressant qu’aux processus d’innovation au détriment de la qualité de la vie ?

L. JEANNE. Vous soulevez une question très importante, mais attention à ne pas faire de contre-sens !
Les processus d’IE, de renseignement économique comme de renseignement tout court, sont des processus qui doivent permettre aux décideurs de prendre une décision, avec toutes les données du problème en main, on ne le répétera jamais assez. Et dans le cas de sujets particulièrement sensibles comme ceux que vous évoquez, cela doit permettre aussi d’alimenter le débat public en éclairant l’opinion. Prendre acte de certaines évolutions ne veut pas dire qu’on soit dupe des performances de certains de nos concurrents, et a fortiori qu’on avalise leurs méthodes ! Quand le décideur reçoit des informations, surtout quand il est un décideur politique, il s’en sert pour définir une stratégie, la plus conforme avec ses propres valeurs, avec le propre projet de société dont il est porteur mais aussi responsable devant les citoyens. Et c’est en accord avec ce corpus de valeurs qu’il décide souverainement de ce qui est souhaitable et de ce qui ne l’est pas. Mais en disposant d’un savoir consolidé, que seul l’IE peut lui procurer.

Mission SPIE. Avoir connaissance de ce qui se fait ailleurs et – vous avez raison de le préciser : à quelles conditions – est un levier très efficace pour déterminer ce qui peut nous inspirer ou, au contraire, nous détourner. Le benchmarking fait aussi partie de notre métier, dans toutes ses dimensions. Mais attention : le benchmarking ne doit pas être à sens unique : quand nous évaluons les innovations des autres Régions en matière de dynamisme économique, de compétitivité et d’emploi, nous nous efforçons de jouer le jeu et de nous soumettre nous aussi à leur examen critique. C’est ainsi qu’on peut faire progresser la confiance et faire avancer les choses… Pour identifier les grands réseaux et en faire partie, il faut communiquer. Et on ne sort pas du vieux principe selon lequel, à plusieurs, on est plus fort que tout seul. La concurrence n’exclue pas la coopération !

• Il a fallu beaucoup de temps pour faire émerger la géopolitique comme une discipline à part entière, pas seulement théorique. Si trop peu d’entreprises s’intéressent à l’IE, comme vous le déplorez, n’est-ce pas, tout simplement, parce que c’est une discipline très jeune ?

L. JEANNE. Question très judicieuse, à laquelle le géographe que je suis va se faire un plaisir de répondre. La vérité, c’est que les géographes n’ont pas attendu qu’on parle de géopolitique pour faire de la géopolitique. On a fait de la très bonne géopolitique sous la III° République bien avant que le terme de géopolitique devienne à la mode.

De fait, il en va de même pour l’IE. Une évidence m’a frappé quand j’ai visité le palais des Doges, il y a quelques années. Cette évidence, c’est que la République de Venise a sans doute été la première grande puissance européenne (et même plus qu’européenne puisque son influence s’étendait jusqu’au Moyen-Orient et en Chine) à construire son influence et sa prospérité sur le renseignement économique et sur les réseaux commerciaux qu’elle avait tissés. Et ce, alors qu’elle était un nain militaire…

Je faisais allusion à la III° République. On peut en effet noter que les grands empires coloniaux du XIX° siècle ont pareillement usé de l’IE sans le savoir. C’était le rôle des Sociétés de géographie qui, en dressant une cartographie précise des territoires, faisaient aussi l’inventaire de leurs ressources et de leurs potentialités. On était déjà dans une démarche analytique et prospective qui est celle de l’IE d’aujourd’hui. Notre défi consiste à diffuser cette démarche en direction du plus grand nombre possible d’acteurs. C’est d’autant plus utile que, comme nous l’avons dit, la globalisation exacerbe les concurrences et oblige à se doter d’instruments pour déchiffrer les tendances et ne pas en être les victimes.

Analyse
Par Ludovic JEANNE et Julien POISSON

IL N’EXISTE PAS DE POLITIQUE D’IE MENÉE DE FAÇON ISOLÉE, C’EST AVANT TOUT UNE STRATÉGIE COLLECTIVE À CONSTRUIRE PUIS À ENTRETENIR ACTIVEMENT

Après la publication du rapport Martre, l’intelligence économique s’est rapidement déclinée dans sa dimension territoriale, notamment sous l’impulsion de Rémy Pautrat, préfet du Calvados de 1996 à 1998, faisant de la Normandie un territoire pionnier dans le domaine. Sous son impulsion, une appropriation collective des pratiques et des principes de l’IE a pu être amorcée, notamment auprès de PME et ETI via l’implication des réseaux consulaires. Si l’on peut regretter aujourd’hui que l’intelligence économique ait largement quitté le giron des CCI, il faut retenir qu’il n’existe pas de politique d’IE menée de façon isolée, c’est avant tout une stratégie collective à construire puis à entretenir activement.

C’est sur ce dernier point que la place des pouvoirs publics prend toute son importance. Dans un rôle d’animateur de réseau, de facilitateur de rencontre ou de « veilleur » évitant les désengagements, l’État et les collectivités territoriales doivent permettre aux acteurs du territoire de faire vivre concrètement des espaces de dialogues entre les différentes « sphères » : académique, économique, politique, associative, etc. Faire converger les différents « modes d’existences » (pour reprendre l’expression de Bruno Latour), au sein desquels chaque acteur entretien son propre ethos, sa vision du monde, sa réalité. La convergence de ces dernières devant permettre d’aboutir à une vision, si ce n’est objective, au moins partagée des futurs souhaitables à l’échelle du territoire. Concrètement, ces mises en relations se traduisent par des occasions d’interactions, lors d’événements, de conférences, de réunions thématiques ou de groupes de travail. L’objectif est le partage d’informations et de « compréhensions », dans des situations aussi bien formelles qu’informelles.

Dans les faits, l’entretien d’un réseau est une épreuve toujours renouvelée pour ceux qui en ont la mission, devant composer avec un jeu d’acteurs complexe dans lequel se mélangent des logiques opportunistes autant que les rapports humains. Cela en prenant en compte les différents contextes que chacun connaît, les différentes temporalités et représentations du monde que chacun cultive. Si la tâche prend des airs de supplice grec, elle reste néanmoins possible et son succès souhaitable. En effet, si l’intelligence économique territoriale donne une place centrale aux pouvoirs publics, c’est au titre de défendeur d’un intérêt général. Ainsi, à la question éthique et fondamentale : pourquoi faire de l’intelligence économique ? Sa déclinaison « territoriale » apporte une partie de la réponse.

Penser l’échelle locale à l’heure de la globalisation revient à concevoir le territoire comme étant un espace commun, partagé, où interagissent des personnes aux trajectoires de vie différentes, encastré dans une économie globale dont il dépend, mais sur laquelle il a une emprise limitée. Cette absence de contrôle sur ses dépendances rend le territoire et ceux qui y vivent, démunis face à des événements « extraterritoriaux » pouvant causer la fermeture d’entreprises locales et la déstructuration de bassins d’emplois, tournant trop souvent au désastre économique et social.

Le rôle de l’Etat et des collectivités territoriales est alors de traiter les conséquences, mais plus encore de faire raisonner ces interactions d’échelles (globale/locale), en apportant une hauteur de vue stratégique, une mise en réseau des acteurs économiques et leur accompagnement en vue d’une réaction stratégique commune donc coordonnée. Cette posture oblige les pouvoirs publics à adopter une démarche horizontale et interdisciplinaire avec toute la flexibilité, intellectuelle et administrative, que cela requière. Un véritable défi quand on connaît notre propension à administrer plutôt qu’à accompagner.

Biographie

Philippe HUGO

Philippe Hugo est diplômé en Géographie sociale de l’université de Caen Normandie et titulaire d’un DESS d’Aménagement du territoire et de développement territorial. Il a occupé pendant 26 ans le poste de chargé d’études au CESER de Basse-Normandie puis au CESER de Normandie jusqu’en 2016. Par la mise en œuvre d’une approche « think tank », les travaux qu’il a menés sur différents sujets ont, entre autres, contribué à la création d’un Pôle de compétitivité (Transactions électroniques sécurisées), de différents clusters (nucléaire, microélectronique, pharmacie, production cidricole…) ou permis le lancement de projets emblématiques (Centre de traitement des tumeurs par hadronthérapie, Centre de culture scientifique et technique de nouvelle génération, Plateforme d’impression 3D métal collaborative laboratoires-entreprises…). Son dernier rapport rédigé au CESER en 2016 avait pour thématique « Intelligence économique : approches offensive et défensive en Normandie ». Il intervient notamment dans un cours d’Intelligence Economique en Master 2 à l’UFR de Sciences Économiques, Gestion, Géographie et Aménagement des Territoires de l’Université de Caen Normandie.

Jean-Pierre LARCHER

Jean-Pierre LARCHER a été directeur d’études associé du GERPA (Groupe d’Etudes et de Ressources en Prospective et Aménagement, cabinet parisien). Après avoir conduit différents projets pour le Centre de Prospective et d’Evaluation du Ministère de la Recherche et de la Technologie, il a créé, pour le compte de la CCI Rouen et des entreprises ressortissantes, des réseaux d’acteurs économiques, privés et publics, dans l’Océan Indien et dans plusieurs Etats du Brésil. Il est à l’origine en 1996 de la création du C2RE (Centre Régional de Ressources Electroniques, plateforme de recherche dédiée à la CEM – compatibilité électro-magnétique – et à la performance industrielle) de l’école d’ingénieurs ESIGELEC, devenu IRSEEM en 2001 (Institut de Recherche en Systèmes Electroniques Embarqués). Secrétaire général de SCIP France (1999-2004), responsable du Réseau de Développement Technologique de l’ex-région Basse-Normandie (146 personnes, 44 organismes d’appartenance), il a travaillé avec le Préfet Rémy Pautrat pour lancer et diriger l’initiative « Maîtrise de l’Information », 1ère action conduite dans le cadre du 1er Schéma Régional d’Intelligence Economique mis en œuvre en France (170 entreprises régionales bénéficiaires, essaimage de l’action dans 10 autres régions). Responsable du Département Etudes et Prospective au sein (i) de la Mission régionale pour l’innovation et l’action de développement économique de l’ex-région Basse-Normandie, puis (ii) de l’Agence de développement pour la Normandie (après fusion des 2 ex-régions Basse et Haute-Normandie), il a notamment créé le Club Open Innovation Normandie (70 grands comptes et ETI régionales mis en réseau). Il intervient notamment dans un cours d’Intelligence Economique en Master 2 à l’Ecole d’ingénieurs ENSICAEN. Fil conducteur de toutes ces aventures humaines : la maîtrise de l’information et des connaissances au service de la stratégie et de sa mise en oeuvre opérationnelle.

Abstract

COMPETENCE IS INDIVIDUAL, INTELLIGENCE IS COLLECTIVE:
FEEDBACK FROM PHILIPPE HUGO AND JEAN-PIERRE LARCHER,
HEADS OF THE SPIE MISSION OF THE REGIONAL COUNCIL OF NORMANDY

In today’s unstable world, the economic decision-making process has become even more complex than in the past, whether it is a private or public decision. Globalization affects economic life in general and business life in particular. Making the right decision at the right time is therefore essential, hence the importance of Economic Intelligence (EI) which, at the crossroads of several disciplinary fields, brings to this decision an essential dimension: anticipation. What Prefect Pautrat summarized in one formula : preparing the future. This is an authentic cognitive challenge that consists of identifying, through the process of monitoring and analysis, the structuring trends that, although not certain, are probable. With two complementary objectives : to protect and influence. Protecting value chains and influencing the strategic environment to make it as favorable or as unfavorable as possible to their development.
No decision-maker, public or private, starting with companies, can escape this challenge. Hence, especially for SMEs, the need to be supported by the instruments made available to them by the Territorial Economic Intelligence (TEI), at the level of local authorities. Philippe Hugo and Jean-Pierre Larcher, in charge of the Normandy Regional Council’s SPIE Mission – S as Strategy, P as Prospective, IE as Economic Intelligence – were therefore the best possible guests to open this first seminar of the year 2021-2022.

Auteur(s)

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