Inscrire le principe de subsidiarité dans la constitution serait une voie pour rééquilibrer les pouvoirs en faveur de nos territoires 

Photo : Inscrire le principe de subsidiarité dans la constitution serait une voie pour rééquilibrer les pouvoirs en faveur de nos territoires 

Quelles pistes pour rendre leur dynamisme aux territoires normands après l’épreuve de la Covid-19 ? Quelles leçons tirer de la crise sanitaire quant à l’efficience du système politico-administratif français ? Fort de sa double expérience d’homme de terrain et d’acteur politique national, le président du Conseil régional de Normandie, Hervé Morin, livre ses réflexions et surtout ses propositions. Celles-ci s’ordonnent autour d’un principe-clé : la subsidiarité.  

Dans l’entretien qu’il a accordé à Jean-Guy Bernard, Président du Conseil d’Orientation Stratégique de l’EM Normandie, et à Ludovic Jeanne, enseignant-chercheur en géopolitique, Hervé Morin plaide ainsi pour une inversion des perspectives et des logiques de la décentralisation. Nous devons passer, dit-il, d’une décentralisation octroyée par le pouvoir central, donc toujours réversible et contrôlée par l’État, à une organisation constitutionnelle laissant aux collectivités un maximum de responsabilités, permettant à l’État républicain de mieux s’acquitter de ses tâches essentielles. Et Hervé Morin de rappeler le rôle-pilote joué depuis longtemps par la Normandie en matière d’Intelligence Économique Territoriale.  

Quel est votre regard sur la crise sanitaire et la manière dont elle a affecté les territoires normands et leurs tissus économiques et sociaux ?  

La Normandie a été touchée comme tous les territoires français, mais on peut identifier chez nous deux facteurs aggravants, liés paradoxalement à nos principaux atouts structurels. Le premier, c’est notre spécialisation industrielle, notamment dans la filière automobile : l’industrie représente 21% du PIB normand contre 10% à l’échelon national, ce qui nous rend plus vulnérables que d’autres lorsque l’activité mondiale est à l’arrêt ou quasi ; le second, c’est l’importance du tourisme sous toutes ses formes, qu’il s’agisse des courts séjours, du tourisme international ou du tourisme résidentiel, même si celui-ci nous permettra sans doute de rebondir plus vite, là bien sûr où il est présent.  

Mais ma préoccupation majeure porte sur la situation de l’industrie, avec des conséquences sociales qui ne se réduiront pas du jour au lendemain. Dans l’automobile et l’aéronautique au premier chef, mais aussi dans l’industrie agroalimentaire, qui a souffert de la mise hors circuit du secteur hôtelier, même si certaines productions ont bénéficié de belles progressions grâce à une demande accrue venue de la grande distribution.  

Même chose pour le secteur primaire agricole qui a connu une situation très contrastée, avec de graves sujets d’inquiétude pour les filières ostréicoles et conchylicoles. Globalement, c’est tout de même dans l’agroalimentaire qu’on trouve le plus de facteurs de résilience à long terme.  

La bonne nouvelle, c’est qu’il existe des secteurs où les décisions d’investissement sont restées inchangées, en particulier celui de l’énergie : Engie, par exemple, a annoncé 250 emplois supplémentaires à Cherbourg, les usines de pales d’éoliennes offshore n’ont pas ou peu modifié leurs plans de charge, et surtout, nous espérons beaucoup dans la réalisation du second EPR.  

Pour en venir aux leçons de la crise sanitaire elle-même, estimez-vous que les régions devraient jouer un rôle plus large en matière de santé publique, en particulier lorsqu’il s’agit de piloter une crise sanitaire de cette ampleur ?   

En matière sanitaire comme dans toutes les autres, il n’existe, à mes yeux, qu’un principe de bonne gouvernance : la subsidiarité. Autrement dit, on ne transfère à l’échelon supérieur que les responsabilités non assumables par l’échelon inférieur. Plus on choisit la proximité, plus on gagne en efficacité en même temps qu’en démocratie. Sans oublier une dimension essentielle : l’expérimentation, afin de prendre les décisions au plus près des citoyens et de l’intérêt commun. D’où, à côté d’un schéma national de santé, bâti autour des CHU, la nécessité de revenir à des schémas locaux – régionaux ou départementaux selon les cas – pour corriger les carences que la crise a révélées au grand jour. On pourrait utilement s’inspirer du modèle en vigueur dans l’Education nationale, où le statut de la fonction publique est garanti par l’Etat mais où l’investissement et le développement sont de la responsabilité des collectivités territoriales. C’est une condition sans laquelle les dérives technocratiques ou gestionnaires que nous avons connues et dont nous avons souffert se reproduiront à nouveau et immanquablement. Surtout, on pourrait ainsi relancer utilement les politiques d’aménagement qui sont – ou devraient être – des politiques de péréquation en faveur des territoires les moins favorisés. Quand l’État décide de fermer un établissement hospitalier pour des raisons budgétaires à court terme, on s’expose au risque de perdre à moyen ou long terme sur tous les tableaux : financier puisqu’il coûte toujours plus cher de réagir dans l’urgence, et humain car on oblige l’hôpital à (mal) prendre en charge des personnes qui pourraient l’être infiniment mieux dans un environnement médico-social plus adéquat.  

Vous avez parlé de l’enseignement. Or le Sénat vient de proposer, entre autres, de confier aux régions le soin de piloter les grandes orientations en matière d’enseignement supérieur, de recherche et d’innovation, et donc de proposer les grands schémas d’investissement dans ces domaines. Qu’en pensez-vous ? 

 Je suis d’autant plus d’accord que, dans les faits, nous le faisons déjà ! Officiellement, nous nous trouvons déjà en charge de la formation initiale, de la formation continue et de la formation par alternance. Mais quand il s’agit de financer un nouveau campus, de développer de nouveaux centres de recherche, qui va-t-on chercher ? La Région, bien entendu ! Acteurs majeurs, il ne nous manque que la reconnaissance de jure de notre action. 

Ya-t-il des exemples européens qui, selon-vous, mériteraient d’être médités à la faveur de cette crise ?  

L’Allemagne, par exemple, mais pas seulement elle. La Suisse également… Sans aller pour autant vers un Etat fédéral, on peut faire beaucoup mieux en termes d’efficacité comme de démocratie en refondant les rapports entre les différents territoires et l’Etat, dans le sens d’une plus grande responsabilité et autonomie des premiers. On ne peut gérer une crise qui frappe différemment les territoires selon des méthodes uniformes, pour ne pas dire directives. Le régalien doit s’exprimer dans la sphère de ce qui relève des grands objectifs stratégiques et de l’intérêt de la Nation. Mais leur mise en œuvre ne peut être laissée à la discrétion de décideurs trop éloignés des réalités et des besoins locaux ; d’où la nécessaire subsidiarité entre les échelons de la puissance publique.  

Avez-vous l’impression d’être entendu sur ce sujet ?  

Ce que je peux dire, c’est qu’avant la crise, l’Exécutif n’abordait jamais ces sujets spontanément. Aujourd’hui, ils reviennent dans toutes les discussions. Sans être exagérément optimiste, je crois pouvoir dire qu’une prise de conscience a eu lieu. Et qu’il sera très difficile de refermer les portes entrouvertes ces derniers mois. 

S’agissant des conséquences économiques et sociales de la crise, quels sont pour vous les meilleurs leviers d’action en faveur de nos territoires ? 

Nous avons déjà mis en place plusieurs dispositifs complémentaires de ceux de l’État pour venir en aide aux entreprises. Sur la question des fonds propres, nous mettons la dernière main à un instrument qui devrait être opérationnel à l’automne avec les Caisses d’Épargne et le Crédit Agricole, en plus de notre fonds de co-investissement régional, Normandie Participations. Dès que la reprise sera effective, il faudra également aider à investir les entreprises qui n’ont pas ou plus les moyens de financer leurs projets. Et puis nous allons aussi établir, en liaison avec l’État et les différentes intercommunalités, un tableau de bord budgétaire permettant de déterminer ce qui, en matière d’investissement public, peut être lancé immédiatement, spécialement en matière d’infrastructures. Par exemple, le contournement de Rouen, dont on peut démarrer la réalisation sans délai. Même chose pour les campus universitaires dont les travaux sont prévus de longue date et dont on peut accélérer l’engagement. Sans oublier la relance de la consommation en faveur du tourisme : en juillet-août, nous aurons ainsi financé 300 000 billets de train à 20 euros en direction de la Normandie, et multiplié les campagnes de promotion pour les destinations normandes.

Quel chemin institutionnel imaginer pour permettre de rééquilibrer les processus décisionnels en faveur des territoires ? 

L’inscription du principe de subsidiarité dans la Constitution serait un bon début car l’on romprait ainsi avec la tradition de la V° République qui veut que toute avancée dans la décentralisation soit octroyée au coup par coup par l’État et non organisée selon un principe institutionnel. Nous fonctionnons suivant une pyramide inversée qui aboutit à ce qu’un maximum de choses soient décidées d’en haut et un minimum depuis la base. Or c’est d’elle qu’il faut partir pour organiser les pouvoirs, de manière à ce que l’État se concentre vraiment sur ce qui lui échoit. Non seulement il le ferait infiniment mieux, mais on s’apercevrait très rapidement qu’une telle réforme serait un formidable accélérateur de confiance. Les territoires qui réussissent montreraient la voie aux autres et l’expérimentation deviendrait pour tous un gage d’efficacité. Et qu’on ne nous dise pas que cela nuirait à l’égalité entre les citoyens ! Si le centralisme avait servi à réduire les inégalités entre les territoires, il me semble que cela se saurait. C’est en empêchant ces derniers de décider au plus près des besoins locaux et des attentes exprimées des citoyens, qu’on a laissé, par exemple, se constituer des déserts médicaux, voire des zones où le service public n’est plus qu’un souvenir.  

Bref, il faut en finir avec une conception descendante de la décentralisation, qui ne transfère aux collectivités que des charges et pratiquement aucune responsabilité politique. C’est d’autant plus malsain démocratiquement que cela opacifie les circuits de décision et installe une espèce d’arbitraire déguisé. Cela ne peut être bon dans le contexte de malaise démocratique dans lequel nous vivons. 

Est-il possible de revenir facilement sur de tels héritages ?  

Je vous réponds par une question : qui peut s’opposer honnêtement au principe de subsidiarité ? Si le Président de la République le veut vraiment, je ne vois pas ce qui l’empêcherait de réunir une majorité d’idées là-dessus. Cela permettrait trois choses essentielles : introduire de la clarté dans la distribution des pouvoirs nationaux et territoriaux ; empêcher tout retour en arrière, contrairement à la situation qui prévaut aujourd’hui où une loi ordinaire peut rendre réversible la moindre avancée décentralisatrice ; et du coup, je le répète, cela rendrait confiance aux citoyens. J’ajoute qu’une telle clarification ne serait nullement dommageable à l’autorité de l’État et de ses représentants, notamment les préfets, qui, aujourd’hui, exercent de moins en moins leur rôle d’arbitres et de garants de l’ordre républicain sur tous les territoires. Un bon préfet, certes, doit représenter l’État, mais il est – ou devrait être aussi – un médiateur éclairé entre les différents intérêts locaux (ceux des entreprises, des bassins d’emplois, des corps intermédiaires au sens large) et des différentes collectivités et l’intérêt national. Au lieu de cela, trop d’entre eux en réfèrent sans se poser de questions à l’administration centrale en oubliant de prendre en compte la complexité de certaines situations que les élus territoriaux peuvent les aider à saisir. Un territoire, c’est complexe, parfois contradictoire : s’appuyer sur cette complexité, c’est ce qui permet de rompre avec « le Hors-sol » pour mettre des projets, et parfois même des micro-projets, en adéquation avec les savoir-faire et les besoins particuliers des femmes et des hommes que, nous élus, nous servons. 

Comment l’Intelligence Economique (IE) en général, et l’Intelligence Economique Territoriale (IET) en particulier, peuvent-elle nous aider à négocier la sortie de crise ?   

Elles sont, quoiqu’il arrive, un levier essentiel, la Normandie en sait quelque chose, qui s’est montrée pionnière en la matière. Car le grand danger – à tout le moins le piège – dans la période actuelle, ce serait de désarticuler le court, le moyen et le long terme. C’est pourquoi nous faisons bien la différence entre les réactions immédiates que j’ai évoquées pour aider les entreprises et nos concitoyens normands à franchir ce cap critique, et la vision stratégique, qui est une vision d’anticipation, exigeant du recul et de la réflexion. C’est toute la différence entre la tactique et la stratégie, qui ne se conçoivent pas l’une sans l’autre, mais qui, déconnectées l’une de l’autre, peuvent se neutraliser mutuellement. Et puis il y a, dans l’IET, une forte dimension d’influence, qui se traduit notamment en matière de lobbying, et qu’on ne doit pas confondre avec l’action d’urgence dans laquelle nous nous trouvons. Les Chinois et les Américains en savent quelque chose, et ce qu’ils pratiquent au niveau étatique n’est nullement incompatible avec la dimension locale ou régionale.  

Le savoir-faire n’est rien sans le « faire savoir ». C’est toute la question de l’attractivité de nos territoires, qui passe non seulement par des données objectives – sans lesquelles la communication tombe à plat, c’est évidemment la base de tout – mais aussi par une politique d’influence capable de faire connaître et surtout de valoriser ses propres atouts. Pour faire cela, la Région Normandie dispose de tous les outils nécessaires : la Mission SPIE (« Stratégie – Prospective – Intelligence Economique »), bien sûr pour l’IE territoriale, mais également AD NORMANDIE ainsi que Normandie Attractivité ou Normandie Participations. L’essentiel, c’est d’être capables, grâce aux approches d’IE territoriale, de remédier aux urgences sans cesser de préparer l’avenir, c’est-à-dire la Normandie de 2030.  

[Entretien réalisé à Cormeilles le 9 juillet 2020]

 

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Hervé Morin, Extraits. 

INTELLIGENCE ECONOMIQUE TERRITORIALE : LE RÔLE PILOTE DE LA RÉGION NORMANDIE  

AU PLAN NATIONAL 

« L’Intelligence Economique propose une lecture géopolitique de la globalisation qui mène à des pratiques ayant comme objet central le ‘‘renseignement économique‘‘ (par des moyens légaux). L’emploi du mot ‘‘intelligence‘‘ en français, alors que son usage est inspiré de l’anglais, peut parfois susciter la confusion.  

Démarche collective s’appuyant sur une approche interdisciplinaire, l’Intelligence Economique recouvre une culture, des méthodes et des outils d’acquisition, d’analyse, d’exploitation, de diffusion et de protection de l’information fiable et à valeur ajoutée, utile à la prise de décision, à l’engagement et à la conduite de l’action. Elle articule des modes opératoires, combinés et dynamiques, visant à ‘‘Anticiper’’, à ‘‘Influencer’’ et à ‘‘Se protéger’’.  

Derrière l’Intelligence Economique, ses discours, ses vocabulaires, ses pratiques, ses méthodologies et ses outils se cachent des enjeux politiques au sens strict du terme : la maîtrise du destin des collectivités humaines qui vivent sur nos territoires et qui dépendent de l’activité économique qui s’y déploie (emploi, moyens financiers pour investir, aménager, etc.). […] En Normandie, une dynamique régionale dédiée, partenariale, opérationnelle et copilotée par la Région et l’État a ainsi été engagée dès la fin 2016. [..]  

Sur les quatre Régions retenues pour impulser et installer une dynamique régionale d’Intelligence Economique Territoriale en lien avec l’État, la Région Normandie est identifiée comme pilote au plan national. Cette dynamique associe l’ensemble des chambres consulaires, des pôles de compétitivité et des filières, des établissements d’enseignement supérieur et de recherche, des organismes socio-professionnels, des intercommunalités ainsi que des services de la Région et de l’État. […]  

Les relations entre la Région et l’État en région Normandie, en matière d’Intelligence Economique Territoriale / Sécurité Economique, sont considérées comme exemplaires. »

Extrait de la communication du Président Hervé Morin sur l’Intelligence Economique Territoriale devant le Conseil régional de Normandie, le 16 décembre 2019. 

ABSTRACT 

INTRODUCING SUBSIDIARITY AS A TENET OF THE CONSTITUTION WOULD BE A MEANS TO TILT THE BALANCE OF POWER IN FAVOUR OF OUR TERRITORIES  

Which tracks should we follow to restore Norman Territories dynamism after the Covid 19 ordeal? What lessons should be drawn from the sanitary crisis as regards the efficiency of the French politico-administrative system? Drawing from his experience both as a man of action and a national political figure, the President of the Normandy Regional Council, Hervé Morin, gave his comments and above all, his recommendations. The latter hinge on a key concept: Subsidiarity 

During the interview he gave to EM Normandie Strategic Orientation Council President Jean Guy Bernard and to Dr Ludovic Jeanne, Lecturer-Researcher of Geopolitics, Hervé Morin made a plea for a reversal of scope and logic in the devolution process. ‘We must move on’, he said, ‘from a devolution granted by the central power, which can always be reversed and is controlled by the State, to a constitutional organisation that allows community authorities a maximum of responsibilities, allowing the Republican State to better achieve its essential duties’. And Hervé Morin went on to remind the leading role played by Normandy as regards Territory Economic Intelligence.  

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