L’intelligence économique : définitions, représentations, réalités et pratiques, l’analyse de Thibault Renard

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Faut-il présenter Thibault Renard qui a réalisé le module E-learning IE de notre école ? Aujourd’hui Senior Advisor au sein du Cybercercle, il a occupé, pendant treize ans, les fonctions stratégiques de responsable Intelligence économique (IE) à CCI France – l’établissement national fédérateur et animateur des Chambres de commerce et d’industrie. C’est un praticien doublé d’un formateur de haut niveau et, ce qui ne gâte rien, vous allez le constater, un spécialiste reconnu de la « gamification » en matière d’IE, que ce soit au travers des Serious Games, ou du Djambi, connu aussi sous le nom d’Echiquier de Machiavel…

Pour une école comme la nôtre, son expérience de l’IE est un atout majeur car elle allie la mémoire de la discipline, acquise au contact d’un spécialiste aussi incontesté que Philippe Clerc, Rapporteur général du rapport Martre et Président de l’Académie de l’IE, que nous allons recevoir prochainement, et une vision à la fois diachronique et synchronique de ses enjeux et de ses méthodes, qui évoluent chaque jour.

En quoi les questions de terminologie et de représentation sont-elles centrales en matière d’IE ? Que recoupent-elles suivant les cultures que la globalisation met en contact ? Comment aborder les trois dimensions de l’IE que sont la compétition économique, la guerre économique et la criminalité économique ? Doit-on parler de morale ou plutôt d’éthique, en matière de renseignement économique ? Comment discerner ce qui relève de l’examen des angles morts – le cœur de métier de l’IE – et la tendance de plus en plus répandue à privilégier systématiquement une explication « alternative » des phénomènes ? Tels sont les sujets dont il a choisi de débattre.

Brief de l’expert par Thibault Renard

Pour comprendre les fondamentaux de l’Intelligence économique (IE), un petit passage par Google n’est pas inutile. Et là, surprise, les définitions abondent. Pas nécessairement contradictoires, mais tout de même très nuancées les unes par rapport aux autres. D’où un premier constat : c’est un concept qui ne fait pas immédiatement consensus. On rencontre le même problème quand on évoque la finance. Tout le monde en parle, mais personne n’est capable d’en donner une définition précise, immédiatement acceptable par tous les publics.

S’agissant de l’IE, en voici trois. La première, celle du rapport Martre de 1994 : « L’Intelligence économique peut être définie comme l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution, en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs économiques ». On voit bien qu’on est ici dans le domaine de l’aide à la décision, liée au cycle du renseignement. Puis, celle de Michael Porter, qui colle à la conception américaine de la Competitive Intelligence : « Donner la bonne information, au bon moment, pour prendre la bonne décision ». Enfin, la définition française de 2015 émanant des pouvoirs publics, la dernière « officielle » en date : « L’Intelligence économique est définie comme un mode de gouvernance fondé sur la maîtrise et l’exploitation de l’information stratégique pour créer de la valeur durable dans une entité. Elle se décline en veille/anticipation, maîtrise des risques (sécurité économique) et action proactive sur l’environnement (influence). L’IE allie étroitement pensée et action et contribue à réduire l’incertitude pour aider à la mise en œuvre de stratégies ».

Lorsque j’étais en Chambre de commerce et que l’on parlait de l’IE à un chef d’entreprise en lui donnant cette dernière définition, je peux vous dire que l’on perdait son attention à peu près au mot gouvernance. En trois lignes, pas moins de quinze concepts sont utilisés ! Et le premier qui pose problème, c’est le mot intelligence. Pour faire court, beaucoup de néophytes s’en tiennent en effet à l’acception française d’intelligence et pas à ce que veut dire le mot anglais, à savoir renseignement. Certains se demandent : mais qui est ce prétentieux qui se prétend intelligent ? Il faut donc aussitôt expliquer que l’intelligence économique ne rend pas plus intelligent, mais plus efficace. Deuxième mauvaise nouvelle : bien que l’adjectif « économique » qualifie le substantif « intelligence », il ne s’agit pas principalement d’économie !

C’est une démarche qui peut, comme on va le voir, s’appliquer dans à peu près tous les domaines. Pourquoi, alors, avoir choisi l’adjectif « économique » ? Tout simplement parce qu’il fallait, et qu’il faut toujours, faire prendre conscience au public des enjeux économiques, et aux acteurs économiques des enjeux les impactant mais dépassant le cadre de la concurrence économique. En Belgique, par exemple, on parle plutôt d’Intelligence stratégique. Aux Etats-Unis, on parle de Competitive Intelligence parce qu’il s’agit d’abord d’intelligence concurrentielle, ou plus récemment de Strategic and Competitive Intelligence. Au Québec, on préfère parler d’intelligence des affaires. Et dans le monde anglo-saxon en général, on parle de plus en plus de business intelligence, sans que cela se réfère forcément à la seule gestion informatique de la relation client, comme c’était le cas auparavant… Nous sommes sur des concepts en évolution permanente, et les économies de la data et de l’attention, pour ne citer qu’elles, font encore bouger les lignes.

Ludovic JEANNE : Un mot pour dire que ce problème de terminologie est essentiel. J’ai moi-même beaucoup parlé avec différents experts, du choix français d’employer le mot intelligence. Notamment avec Philippe Baumard qui fut un pionner de l’IE dans le domaine universitaire. Et sa réponse a été de me dire qu’à l’époque du rapport Martre, on a préféré ne pas parler de renseignement économique en raison de la réticence des services de l’Etat qui « font » du renseignement, dans différents domaines régaliens, lesquels voyaient d’un mauvais œil qu’on empiète sur leur chasse gardée. D’où le choix d’un anglicisme qui a donné lieu à toutes les ambiguïtés évoquées par Thibault. Du coup, certains, comme Alain Bauer, que l’Ecole a interviewé en 2017 pour Comprendre et Entreprendre, estiment aujourd’hui qu’il faut en finir avec ces querelles de bornage et appeler les choses par leur nom : l’IE, c’est bel et bien du renseignement économique. Ni plus, ni moins. Je ne suis pas loin de penser comme lui. Derrière les querelles de vocabulaire, il y a souvent des institutions qui veulent garder certains mots-clés comme des marqueurs de leurs prérogatives.

Thibault RENARD : Il est donc urgent de sortir de ces querelles de définitions. Il me semble, quant à moi, que toutes contiennent du vrai. Sauf, je le dis très clairement, celle de Michael Porter, qui est d’un simplisme un peu déconcertant. « La bonne information, au bon moment, pour prendre la bonne décision », ce peut être prendre le conseil de Météo France avant d’aller à la plage en Normandie. Est-ce pour autant de l’IE ? Ou tout simplement du bon sens ?… Vu sous cet angle, après tout, les fourmis qui s’échangent sans cesse de l’information font, elles aussi, de l’IE ! Pour moi, la définition de Michael Porter, c’est ni plus ni moins la définition de la vie, éclairée par la théorie de l’évolution : ceux qui ne prennent pas les bonnes décisions car ils ne savent pas trouver et traiter les bonnes informations finissent par disparaître… D’où le danger de telles simplifications : si l’on fait tous de l’IE sans le savoir, pourquoi se fatiguer ? Pourquoi recruter ? Pourquoi former ?

Après les définitions de l’IE, voyons quelles en sont les représentations graphiques, notamment sur les couvertures d’ouvrages traitant du sujet. Si je retourne sur Google, je découvre, dans les toutes premières occurrences, le jeu d’échec. Parfois le jeu de go, mais essentiellement les échecs. Ce qui vient ensuite, c’est le regard, dans toutes ses déclinaisons, par exemple, les jumelles. Et bien après, vient la connotation géopolitique, avec par exemple des mappemondes. Pour résumer, l’IE c’est le moyen de voir loin, de discerner, sous-entendu, d’anticiper avant l’adversaire (le jeu d’échecs). Recherches d’informations et contexte d’affrontement, voilà ce qui s’impose comme représentations. En ce qui me concerne, les jeux d’échecs ou de go posent problème. Je préfère donc pour symboliser l’IE l’image d’un autre jeu, beaucoup moins connu, le Djambi, qu’on appelle aussi « l’échiquier de Machiavel ». C’est pour moi le Voldemort des jeux de sociétés. Les amateurs d’Harry Potter me comprendront…

Les autres retiendront qu’on peut le jouer à trois, quatre, cinq ou six, mais pas à deux. En l’occurrence, ce qui importe ici, c’est le fait que ce n’est pas un jeu à somme nulle. Il ne peut y avoir qu’un vainqueur. Ici, le but est de conquérir le pouvoir absolu et de s’y maintenir. Le point-clé fascinant dans ce jeu, c’est que l’information y joue un rôle central. Il comporte également deux règles pratiques non écrites : on ne peut gagner sans s’allier à quelqu’un ; mais on ne peut pas gagner non plus sans trahir ses amis. Vous avez compris où je veux en venir : le moteur du jeu pour qui veut gagner, réside en la capacité d’anticipation. Petit conseil : mieux vaut y jouer en ligne avec des gens qu’on ne connaît pas, car en famille ou entre amis, l’ambiance devient rapidement tendue ! Trêve de plaisanterie : si je dis que ce jeu représente au plus près l’IE, c’est parce que, dans la vraie vie, les situations d’affrontement sont rarement à un contre un, et la relation protagoniste/ antagoniste pas forcément définitive jusqu’à la fin de la partie, pour peu que la partie connaisse une fin… Les partenaires/adversaires sont multiples et changeants, les situations se révélant être fondamentalement complexes. Là est la grande différence avec le jeu d’échecs.

Alors, au final, quelle définition pour l’IE ? Selon moi, l’IE, c’est la réponse à une question : comment gagne-t-on un affrontement économique ? Et pour bien faire comprendre à nos auditeurs et lecteurs ce qu’est un affrontement économique, la représentation du jeu est donc fondamentale. Je dis souvent à mes étudiants : imaginez que vous êtes dans un tournoi de Djambi. Selon vos références culturelles, à la manière d’un Highlander, d’un Battle Royal, d’un Hunger games, ou plus récemment d’un Squid Game, vous n’avez pas d’autre choix que d’y jouer et seul le vainqueur survivra. Impossible de quitter la pièce. Pour survivre, il faut gagner. Donc, comment allez-vous faire pour rester en vie ? Et là, deux attitudes sont possibles. Ou bien les étudiants mettent beaucoup de temps à sortir du schéma traditionnel, à savoir tenter de gagner en appliquant des règles classiques de la compétition ; ou bien ils saisissent rapidement que d’autres attitudes sont possibles. Par exemple la triche. Et là, je leur dis bravo : vous avez découvert qu’au-delà de la compétition économique qui départage objectivement les meilleurs (ou les plus malins) et les moins bons, il y a un monde qui existe et qui est celui de la criminalité économique. Les étudiants découvrent ainsi que l’univers des affrontements économiques n’est ni moral ni immoral : il est amoral. C’est-à-dire que les vainqueurs peuvent jouer sur les deux tableaux : ils profitent des règles nécessaires pour vivre en société, mais certains peuvent tenter d’utiliser les moyens permettant de s’en affranchir sans être sanctionnés. Moyens qui, pour résumer, sont autant d’avantages concurrentiels.

Tricher sans se faire attraper, c’est un avantage concurrentiel déterminant, et encore plus déterminant si vous êtes le seul à le faire. C’est choquant, mais c’est un fait. Dès lors, la question n’est pas de se poser la question du bien ou du mal. Elle n’est pas non plus de savoir s’il faut tricher à son tour, en IE, on respecte les règles et la légalité (d’où l’importance de connaitre les limites, les zones floues, et c’est tout l’intérêt des juristes). Par contre, il faut intégrer le fait que certains dans l’affrontement, et encore plus si pour eux la perspective de gagner s’éloigne, finiront tout ou tard par se doter de cet avantage concurrentiel. C’est inéluctable, et en IE nous considérons même que c’est structurant. Refuser de voir cela, ce n’est pas forcément de la naïveté comme certains de mes collègues en IE aiment le dire, mais c’est assurément du déni. Et quand vous êtes dans le déni, l’histoire se finit rarement bien pour vous si vous croisez quelqu’un qui a identifié cette faille. L’autre voie pour sortir vainqueur d’un affrontement consiste à en changer les règles, ou à tout le moins le comportement de celui chargé de les faire respecter. Vous cherchez à faire en sorte que le « souverain » devienne partie prenante de la partie que vous jouez. C’est là un grand classique de ce que nous appellerons la « guerre économique ».

En faisant évoluer l’environnement légal de la compétition, en influençant celui qui est en charge de faire appliquer les règles, on peut facilement faire évoluer les rapports de force. Nous sommes au cœur de ce qu’on appelle la stratégie d’influence. Si nous décidons demain que Caen doit accueillir les prochains JO, et que l’on se contente de préparer le meilleur dossier, nous nous contenterons de faire de la compétition économique sans que cela garantisse la victoire. Nous allons donc tous mettre en œuvre une stratégie pour influencer le CIO et nous pratiquerons, qu’on le veuille ou non, une guerre économique. Nous allons tout faire pour impliquer le CIO (en l’occurrence ici le « souverain », ce qui montre qu’il ne s’agit pas forcément toujours des Etats) alors qu’il ne devrait pas l’être si l’on s’en tient aux règles strictes.

Même chose dans l’univers de la normalisation : on a longtemps cru en France qu’il suffisait d’avoir le meilleur produit pour que celui-ci devienne la norme. De fait, il nous a fallu pas mal de déconvenues pour nous apercevoir que ce n’était pas toujours le cas et que l’univers de la normalisation obéissait à d’autres règles que celles de la qualité… Bref, que l’influence y tenait une place principale. Les Allemands, par exemple, ne se contentent pas de développer de bons produits, ils noyautent en même temps les comités de normalisation européens pour imposer les règles qui leur sont le plus favorables…

DISCUSSION

Avec les étudiants du M2/MS Str@tégies de Développement et Territoires

• Vous avez dit que la guerre économique était « amorale ». Est-ce que cela veut dire que l’IE est une discipline amorale ?

Thibault RENARD : L’IE est seulement un moyen qui permet de déchiffrer les rapports de force pour mieux les anticiper. Il est évidemment normal et souhaitable de sanctionner la criminalité économique, faute de quoi, dans un monde où personne ne respecterait les règles communes, il n’y aurait plus de vie en société possible. On ne peut pas non plus structurer un environnement uniquement sur la base de luttes d’influences se déroulant à l’insu des acteurs. Faisons une expérience de pensée et imaginons un appel d’offre, dont la majorité des participants aurait acquis la conviction qu’il y aura du favoritisme et que la compétition est biaisée. S’ils sont en incapacité d’influencer le décideur et ne souhaitent pas (à raison !) tricher, beaucoup d’entre eux vont simplement refuser de participer. Ce sera au final mortifère pour tout le monde, y compris l’émetteur de l’appel d’offre. Mais vous ne pouvez nier qu’il existe des individus ou des groupes d’individus qui s’organisent pour contourner les règles, les enfreindre, les changer ou les rendre à géométrie variable dans leur application. Si l’on n’en prend pas conscience, on se place en situation d’infériorité structurelle. L’influence aussi pose question, notamment celle de la manipulation. Est-il moral d’orienter les choix d’une personne, d’une population ou d’une organisation à son insu ? D’agir en coulisses plutôt qu’au grand jour ? De ne pas être « fair play » ? Nous aurions tendance à répondre non, car nous même ne voudrions pas être victimes de telles pratiques. Est-ce qu’il faut pour autant se priver de le faire à notre tour ? L’IE ne répondra pas à cette question. L’IE donne des clés, mais c’est vous seul qui choisissez quelles portes ouvrir.

Ludovic JEANNE : Sur cette question de l’affranchissement des règles, il y a des constantes sociologiques à connaître qu’a parfaitement étudiées Max Weber. Il a montré notamment que le principal moteur qui pousse à ne pas les respecter – ce qui peut tenter tout le monde à un moment ou un autre de sa vie – c’est le doute sur leur légitimité. Quand une règle n’apparait pas comme une évidence, on se sent moins tenu de s’y conformer. Qui peut se dire qu’il n’a pas, un jour, trouvé qu’une loi était contraire à sa propre éthique, ou tout simplement stupide, inappropriée ? Cela ne veut pas dire qu’il va devenir automatiquement un hors-la-loi, mais cela veut dire que s’il a l’occasion de contourner cette loi sans se faire prendre, il va peut-être sauter le pas. Je vous renvoie aussi à Howard Becker et à son ouvrage phare, Outsiders, qui montre que le comportement déviant est le fruit d’un apprentissage. Si une fraction même minime d’individus défie la loi et parvient à passer entre les mailles du filet, cela va automatiquement créer une émulation sur un nouveau segment de la société… C’est particulièrement vrai dans un contexte de globalisation, les acteurs de la compétition se réfèrent rarement aux mêmes cadres éthiques, légaux, etc. Cette dimension sociologique et même anthropologique est essentielle dans le cadre de l’IE. Voilà pourquoi Thibault a raison de dire que la compétition économique n’est ni morale ni immorale, mais amorale. Un acteur chinois ne partage pas les mêmes références juridico-sociales qu’un acteur occidental, et inversement. Donc, la transgression des règles n’a pas la même valeur éthique, anthropologique, d’une culture à une autre.

• Quelle est la frontière entre l’espionnage économique et l’information économique ouverte ? Où se situe l’éthique dans l’IE ?

Thibault RENARD : Un principe de base, d’abord : l’espionnage en tant que tel n’est légal ni illégal. Tout dépend qui le fait. Si vous espionnez vos camarades, vous êtes dans l’illégalité. Si des services officiels espionnent les mêmes pour des raisons d’intérêt national et/ou pour protéger une entreprise en danger, ils sont dans leur fonction. C’est un prolongement de la violence légitime de l’Etat. Là où les choses deviennent complexes, en revanche, c’est lorsqu’on trace la frontière entre renseignement offensif et renseignement défensif, et sur les relations qu’entretiennent services de renseignement étatiques et entités privées. Admettons que l’EM Normandie soit, demain, dans le Top Ten des écoles de commerce mondiales. Vous serez totalement dans votre droit si vous demandez la protection de la DGSI pour éviter qu’Harvard ou Shanghai viennent piller vos bases de données. En revanche, vous entrez dans l’illégalité si vous demandez à un prestataire d’aller piller Harvard ou Shanghai. Mais avez-vous le droit de demander aux services de renseignement français d’aller piller Harvard ou Shanghai ? Non, c’est de la criminalité économique. Mais la compétition entre école étant internationale, existe-til des pays où un concurrent de l’EM Normandie pourrait demander à ses services de renseignements de venir la piller ? Oui. Existe-t-il des pays où un concurrent de l’EM Normandie n’aurait pas le droit de demander à ses services de renseignements de venir la piller, mais en « off » cela se ferait quand même ? Oui. Bienvenu dans le monde de la guerre économique.
Même frontière un peu ténue entre l’éthique et la légalité. La légalité ignore l’éthique : il y a ce qui est licite et ce qui ne l’est pas. L’éthique, en revanche, est plus nuancée. Elle prend en compte la légalité mais elle peut s’exprimer de manière relative, selon le concurrent auquel on est confronté, et selon les méthodes qu’il emploie lui-même… Est-ce qu’il faut pour autant de pas s’occuper d’éthique ? Non car l’éthique est désormais incluse dans les règles de compliance, un des nouveaux champs de bataille de la guerre économique actuelle. Si certains écrivent ou font écrire ces règles en fonction de leur intérêt, alors tôt ou tard quand bien même vous seriez dans votre bon droit, vous vous ferez attaquer sur des questions d’éthique et accuser d’avoir enfreint les règles. A nouveau, dans les affrontements économiques, il n’y a pas de place pour le déni…

• Pouvez-vous revenir sur l’affaire des normes européennes. Comment s’y exercent les stratégies d’influence que vous évoquez ?

Thibault RENARD : Je vais vous donner un exemple, celui de la « bataille des prises ». Celui de la voiture électrique où Français et Allemands sont en compétition depuis longtemps. Les Français étaient en avance technologiquement. Mais les Français étaient à Paris, et les Allemands à Bruxelles. Manque de chance, ces derniers ont pris une avance déterminante sur un détail qui a fait toute la différence : ils ont su influencer la Commission européenne. Quel rapport vous allez me dire ? Et bien le rapport est qu’une voiture électrique est doté d’une batterie, et qu’une batterie se recharge. Mais si les prises de courant sont différentes dans chaque pays européen, vous admettrez que cela s’annonce compliqué de circuler. Les Allemands ont donc rédigé les normes concernant les prises électriques permettant le branchement des batteries. Et comme par hasard, les prises européennes étaient aux normes allemandes. Quand les Français se sont aperçus de la manip’, le retard était pris… et tous les acteurs de la filière ont dû s’aligner. Alors, il peut arriver heureusement que l’on parvienne à contrer une action d’influence, à Bruxelles ou ailleurs. Mais pendant que vous consacrez vos forces à éteindre l’incendie, non seulement votre concurrent lui continue d’avancer, mais en plus un autre incendie peut se déclencher ailleurs. C’est pour cela que la contre-influence et l’influence, ce n’est pas la même chose. La contre-influence c’est être réactif, mais l’influence c’est être proactif. A chacun de choisir s’il souhaite marcher sur une jambe ou deux.

• Peut-on évaluer de manière crédible l’importance, non seulement de la criminalité, mais plus prosaïquement de la triche dans les affrontements économiques ?

Thibault RENARD : Pour bien comprendre ce phénomène, je vous engage à lire l’excellent livre de Dan Ariely, Toute la vérité (ou presque) sur la Malhonnêteté (Rue de l’échiquier, 2017). Il montre que, dans un écosystème normal, on trouve des gens qui trichent, mais aussi qu’il existe des techniques pour diminuer la malhonnêteté ou, au contraire, l’augmenter.
D’où l’utilité de l’IE qui est là, aussi, pour évaluer le milieu ambiant. Si, dans un environnement donné, la triche est un élément concurrentiel, il est indispensable pour vous de mettre en place des mesures de protection appropriées. Faute de quoi, vous êtes clairement en danger. Par ailleurs l’information, si elle peut être transformée en connaissance ou en capital immatériel de l’organisation, peut également être une arme. Donc évidemment, la problématique de la guerre par l’information, notamment via la désinformation, est centrale en IE. La question du mensonge est également fascinante, et pleine d’idée reçues et de méthodes qui n’ont pas forcément fait leurs preuves, y compris en IE. Sur ce sujet je recommande l’ouvrage collectif Le mensonge : Psychologie, applications et outils de détection (Dunod, 2019), auquel a participé Frédéric Tomas, un des meilleurs experts du domaine.

ANALYSE par Ludovic JEANNE

De quoi l’intelligence économique est-elle le nom ?

Depuis son émergence dans l’Hexagone à l’extrême fin du XXème siècle, l’intelligence économique (« IE ») n’en finit plus de susciter des débats quant à sa nature et donc, quant à sa définition même. D’abord parce qu’il existe une pluralité de points d’observation, lesquels n’intègrent pas forcément des paramètres communs.
Les définitions proposées par les chercheurs et experts de l’intelligence économique sont à l’évidence nécessaires pour faire avancer la réflexion praxéologique. Un tel effort de clarification contribue à rendre cohérentes les initiatives et actions visant à la prospérité des entreprises et des territoires. En un mot comme en cent, il s’agit ici de susciter, organiser et donner du sens aux actions engagées sur le terrain.

D’où la nécessité d’articuler harmonieusement réflexion et action, sans opérer une rupture de niveau. Chacun peut et doit parler depuis sa zone de savoir et de travail, sans exclure les autres approches et encore moins ses partenaires. Bien au contraire, rendre chaque jour plus efficace l’« IE » au cœur des territoires exige écoute, dialogue, ouverture pour comparer et effort pour synthétiser, bref un authentique travail collaboratif. Dans un pays qui a du mal à se départir de sa fâcheuse habitude à travailler en silo, le défi n’est pas mince ! Il est vrai que la discipline « IE » est jeune. C’est pourquoi elle cherche à – et doit – se définir sur le fond comme sur la forme.

Il n’y a pas, ici comme ailleurs, de vérité toute faite. D’où ces exercices intellectuels et pratiques, ces allers-retours permanents entre « penseurs » et « acteurs de terrain » qui sont indispensables. D’où aussi l’impérieuse nécessité que met en évidence Thibault Renard de mener une réflexion et un effort de définition sur deux plans différents et néanmoins complémentaires. D’une part, le plan de la production d’une connaissance critique propre à faire avancer la compréhension « scientifique » des principes et des pratiques mis sous la désignation d’« IE » ; d’autre part, le plan de l’action et des discours qui la suscite ou l’accompagne nécessairement. Autrement dit, il s’agit de faire cohabiter en bonne intelligence tout à la fois la perspective épistémologique ou théorique, et la perspective purement praxéologique.

L’une des apories majeures en la matière tient probablement à la dénomination même de l’« IE ». En l’occurrence, de quoi cette discipline est-elle réellement le nom ? De fait, il s’agit là d’une expression difficile d’appropriation par les acteurs du monde économique. Pour preuve, certains d’entre eux proposent des prestations de services et de conseil dans le champ de l’« IE » sans jamais prononcer son nom. Posture pragmatique et pertinente d’une certaine façon, puisqu’ils font spontanément ou intuitivement la distinction entre les discussions qui ont lieu entre experts et chercheurs, et les connaissances utiles et utilisables par les acteurs du développement économique eux-mêmes.
Au-delà de la question des définitions vient celle de la structuration et de l’organisation du processus d’élaboration des doctrines et des outils puis de leur diffusion, sur un mode vertical à toutes les échelles territoriales, et sur un mode horizontal vers l’ensemble des secteurs et des acteurs économiques. Il existe aujourd’hui dans l’Hexagone des pôles sérieux de production de doctrine et d’éléments de théorisation à caractère scientifique : citons ici l’EGE, Ecole de guerre économique, ou encore l’IAE de Poitiers, sans oublier l’initiative la plus récente : l’EPGE, l’Ecole de pensée sur la guerre économique. Ces lieux sont indispensables et les chercheurs-experts qui les animent, parfois depuis très longtemps, doivent être salués pour l’importance de leur contribution. Néanmoins, il apparaît nécessaire d’ouvrir d’autres lieux, intermédiaires avec le terrain, au sein desquels pourrait être formé à l’« IE » un large éventail d’acteurs.

Sur ce point, force est de constater qu’un rendez-vous a été manqué avec la mutation des Chambres de commerce et d’industrie. Ce réseau, qui couvre la totalité du territoire français et touche une très large partie du tissu économique, aurait pu et dû devenir l’arme de guerre économique de l’économie française. Plutôt que de le briser ou de l’affaiblir comme a pu le faire l’Etat ces dernières années, il aurait fallu doter les CCI régionales comme territoriales d’une obligation de développement non seulement d’offres d’information, de sensibilisation et de formation aux différents domaines de l’« IE » mais surtout développer une offre pointue d’outils d’« IE » directement mis au service des entreprises. Certaines CCI l’ont fait avec bonheur au moins pendant un temps : on peut ici citer l’expérience tout à fait intéressante du développement de Serious Games par la CCI Normandie, réalisée par notre collègue Florence Feniou. Ce rendez-vous est-il définitivement manqué ? Difficile de le dire. Ce qui parait certain, c’est que les enjeux liés à l’« IE » ne pourront être pris en compte effectivement et efficacement sans une participation bien plus large des acteurs économiques, du public comme du privé. Une petite lumière d’espoir ? Des acteurs ont entrepris des actions allant dans ce sens, comme le groupe de travail de Régions de France consacré à l’« IE », piloté par la Mission Spie de la Région Normandie. Souhaitons-leur donc de perdurer et de prospérer…

BIOGRAPHIE

Thibault RENARD

Senior Advisor au sein du Cybercercle, Thibault Renard, né en 1977, est titulaire d’une maîtrise de sciences physiques et d’un DESS en Intelligence économique et développement des entreprises obtenu à l’Institut de la Communication et des nouvelles Technologies (ICOMTEC) de Poitiers.
Thibault Renard s’est fait connaître comme responsable IE de CCI France (20 correspondants, 100 praticiens, 3.600 entreprises accompagnées, 15.000 sensibilisées par an) où il a travaillé, pendant 13 ans, aux côtés de Philippe Clerc, aujourd’hui président de l’Académie de l’Intelligence économique.
Avant cela, il a fait ses classes au sein de la mission économique de l’ambassade de France en Autriche, comme attaché sectoriel au secteur biens d’équipements.
Il intervient régulièrement en formation professionnelle sur les thématiques « IE territoriale et européenne », « méthodes d’esprit critique pour optimiser l’IE », « IE en TPE-PME » et « outils multimédias pour sensibiliser à la cybersécurité en entreprises ».
Ses principaux publics :
• des institutions comme l’ENA, ou l’IHEDN ;
• des écoles de management comme l’Ecole de guerre économique (1ère formation IE au classement SMBG), ou l’EM Normandie dont il a réalisé le module E-learning IE ; • des universités (Paris Est, ITIRI de Strasbourg) ;
• des entreprises (Groupama, Bouygues Telecom…).
Citons, au titre de ses publications :
• Articles : Gamification et serious games, des outils innovants pour l’appropriation de l’IE (Revue I2D n°2, juin 2017), La guerre des tours (revue Conflits, hors-série n°5, printemps 2017), Existe-t-il une IE communautaire ? (revue L’ENA hors les murs n° 416, novembre 2011)…
• Collaborations aux ouvrages : Intelligence économique des territoires (Patricia Auroy et Olivier Coussi, février 2018), Influentia (Ludovic François et Romain Zerbib, avril 2015), Intelligence stratégique et énergie (Viviane Du Castel, juin 2013), Guide du Routard de l’IE (octobre 2012).
• Collaborations aux guides professionnels : Guide de l’IE au service des TPE-PME (CPCCAF/ITC, juin 2014), et trois guides « Intelligence Économique » (AAIE-IHEDN, 2009-2012)
• Interviews : lettre de l’ANSSI, SECEM Magazine, VeilleMag, et Comprendre et Entreprendre. Voir en particulier : https://blog.ecole-management-normandie.fr/fr/intelligence-economique/lintelligenceeconomique-plus-pres-realites-territoriales-atouts-faiblesses/.

ABSTRACT

CONVERTING ECONOMIC INTELLIGENCE: DEFINITIONS, REPRESENTATIONS, REALITIES AND PRACTICES, THIBAULT RENARD’S ANALYSIS

Is it necessary to introduce Thibault Renard, who created the IE e-learning module of our School? Now Senior Advisor in the Cybercercle, he held the strategic role of Head of Economic Intelligence (IE) for 13 years at CCI France – the national federating institution and facilitator of the Chambers of Commerce and Industry. He is both a professional and a high-level trainer and, as you will see, a well-known specialist in Serious Games, particularly Djambi, also known as “Echiquier de Machiavel”.

For a school as ours, his EI experience is a major asset because it combines the memory of the field, acquired through contact with such an undisputed specialist as Philippe Clerc, whom we will soon welcome, and a vision that is both diachronic and synchronic of its challenges and methods, which evolve every day.
How are the questions of terminologies and representations central to EI? What do they intersect with the cultures that Globalization brings into contact? How do we address the three dimensions of EI: economic competition, influence strategies and crime? Should we talk about morality or ethics, in terms of economic intelligence? How can we discern what is relevant to the examination of blind spots – the core business of EI – and the growing tendency to systematically favour an alternative explanation of phenomena? These are the issues he chose to debate.

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