La Note d’Intelligence Territoriale de l’EM Normandie – N°6
Faut-il présenter Philippe Clerc, qui est un habitué de longue date de l’EM Normandie et de ses séminaires d’Intelligence Économique (IE) ? Rappelons que son parcours, dans ce domaine, est à la fois long et remarqué puisqu’il fut l’un des principaux artisans, si ce n’est le principal, des premières Assises de l’Intelligence Économique, ici même, à Caen, en décembre 1997, sous l’égide du préfet Pautrat, dont nos étudiants connaissent le rôle précurseur.
Cependant, cette année, nous avons une double raison de le recevoir : outre l’intérêt toujours renouvelée de ses réflexions sur l’actualité, Philippe Clerc vient de prendre la présidence de l’Académie de l’IE, à la tête de laquelle il succède à Alain Juillet. Une responsabilité qu’il mène de front avec beaucoup d’autres, parmi lesquelles un investissement professionnel de longue date et approfondi dans l’IE africaine.
C’est là tout l’intérêt de cette rencontre qui va lui permettre de nous parler notamment des formes que revêt l’IE dans différentes parties du monde – en particulier dans les grandes économies émergentes -, de l’importance stratégique et géopolitique qu’on lui assigne, bref, d’envisager cette discipline sous un angle comparatif qui n’est pas suffisamment abordé.
Philippe Clerc possède toutes les qualités pour le faire, à la fois parce que l’école française d’IE lui doit beaucoup, mais aussi et peut-être surtout, parce qu’il cultive et sait faire partager une vue synoptique des expériences étrangères.
Brief de l’EXPERT
Par Philippe CLERC
Un mot d’abord sur ma démarche : je n’ai jamais séparé la pratique française de l’Intelligence Économique (IE), à laquelle en effet, j’ai été associé depuis l’origine, d’une vision diversifiée de la discipline, telle qu’elle s’exprime dans les autres systèmes nationaux. Les Anglo-saxons, bien sûr, les Chinois, de plus en plus, mais aussi, et c’est extrêmement important, les grandes économies émergentes, à commencer par l’Afrique. Et c’est là-dessus que j‘aimerais commencer, car nous sommes, je crois, au cœur de notre sujet. Depuis le début des années 2010, grâce à l’engagement du Maroc, nous disposons d’un benchmark très complet des écoles africaines d’IE, du Mozambique jusqu’à l’Afrique occidentale en passant par l’Afrique du Sud et, bien sûr, les pays du Maghreb.
Depuis 2018, se tient régulièrement un Forum des associations africaines d’IE dans le cadre de l’université ouverte de Dakhla, dans le sud du Maroc. Cette université, à la création de laquelle j’ai eu la chance de contribuer à travers l’association internationale francophone d’IE, regroupe des experts qui travaillent sur l’impact de la mondialisation sur les entreprises et les « corps sociaux » (pour reprendre l’expression de Bertrand Badie, que je préfère à celle de « société civile ») dans l’optique de mobiliser l’intelligence collective et prospective des territoires. L’originalité de cette expertise est qu’elle regroupe des spécialistes de tous les champs, qu’ils soient opérateurs industriels ou financiers, qu’ils évoluent dans la sphère politique ou administrative, qu’ils appartiennent au monde universitaire, depuis l’économie jusqu’à l’anthropologie en passant par la sociologie, ou qu’ils viennent de l’univers de la création artistique. Cette approche qui caractérise l’approche française différencie les contextes et adopte une grille de lecture multiculturelle destinée à analyser les stratégies de conquêtes et d’accroissement de puissance selon les réalités culturelles de « l’agir stratégique » (latin, asiatique, arabe…).
Pourquoi l’Afrique est-elle particulièrement intéressante de ce point de vue ? Parce qu’elle forge sa propre vision de l’IE dans le creuset de ce véritable laboratoire, en l’adaptant à ses propres besoins.
L’IE est indissociable d’un système culturel dominant
On ne peut pratiquer l’IE de manière efficace sans avoir à l’esprit cette diversité d’approches, elles-mêmes déterminées par des différences de matrices sociétales, qui se déclinent en autant de grilles d’analyse et de pratiques stratégiques. Vous avez compris où je veux en venir : ces différentes approches culturelles sont indissociables des sphères d’influences qui s’affrontent dans la mondialisation, c’est-à-dire la capacité de puissances ou d’organisations puissantes à exiger la déférence d’autres États ou organisations dans leurs propres régions ou à y exercer un contrôle prédominant. Il est donc indispensable de les connaître. Car chaque sphère d’influence possède par ses capacités et son arsenal d’intelligence… À l’échelle d’un État, à l’échelle d’un territoire, aussi petit soit-il, l’IE participe d’un écosystème, c’est à dire de l’ensemble des parties prenantes contribuant à l’intelligence collective. C’est cet écosystème qui permet d’affronter les crises, de ne pas les subir ou, au contraire, de se servir de leur apprentissage pour déployer son arsenal prospectif et offensif de conquête.
Le meilleur exemple en l’espèce ? L’arsenal des États-Unis. Sur quoi repose-t-il ? Sur un ensemble juridique, réglementaire et normatif de défense et de projection des intérêts américains. Illustration emblématique : l’application extraterritoriale du droit américain pour déstabiliser, affaiblir ou neutraliser un certain nombre de cibles, pays ou entreprises, avec pour objectif de les intégrer dans son propre dispositif de puissance industrielle. Je pense évidemment au rachat de la division Energie d’Alstom par General Electric qui est un cas d’école.
L’insécurité économique est partout
Or quand on veut se défendre et riposter, il faut non seulement connaître l’arsenal de ses concurrents, mais disposer du sien, adéquat à ses objectifs. Chaque sphère d’influence, chaque acteur étatique ou territorial possède ou aura grand intérêt à se doter d’une communauté de pratiques en IE. C’est ce que vous pratiquez ici quand vous décortiquez, avec Ludovic Jeanne, le cas Alstom, l’affaire Lafarge, ou encore la manière dont la Chine organise à son profit la dépendance du monde aux terres rares. Les écoles sont vraiment au cœur de ces communautés de pratique.
Autre aspect dont nous devons absolument être conscients : certaines stratégies se déploient sur des échiquiers multiples dont certains sont parfois invisibles. Quand on veut faire sérieusement de la prospective, il est impératif de prendre en compte le pouvoir de parties prenantes parfois peu visibles, par exemple, l’influence croissante des ONG. Et aussi la cyber-influence. Des campagnes d’opinion les plus classiques jusqu’au Dark Web, grâce auquel certains gouvernements pratiquent l’ingérence politique, ces sujets ne doivent en aucun cas être négligés. En se concentrant seulement sur le champ économique, sur le marché, on laisse le champ libre à des stratégies périphériques que l’on identifie toujours trop tard. C’est-à-dire quand elles ont été couronnées de succès pour le concurrent, l’adversaire, parfois le partenaire. L’Allemagne, notre partenaire, est un redoutable concurrent qui a détroné la France dans l’univers francophone (Afrique de l’Ouest). Qui le sait ? Face à des situations inédites, il faut avoir ce que j’appelle une « vision de nuit », autrement dit une capacité d’anticipation et de vigilance accrue, par exemple en déployant des outils et des organisations intelligents orientés sur le risque de surprise stratégique.
Et puis il y a ce qui est tellement évident qu’on ne le voit pas ! Prenons l’exemple de cette phrase, tirée du Livre blanc de la Défense chinoise, publié en juillet 2019 : « La guerre des intelligences constitue une nouvelle forme de conflictualité dans laquelle l’acquisition des technologies émergentes permettrait de compenser l’avantage militaire américain et d’assurer la victoire ». Cela signifie que la Chine mise sur la suprématie en matière de technologie disruptive : l’intelligence artificielle, la 5G (et bientôt la 6G), l’informatique quantique, la blockchain… Dans le même temps, les Américains ne sont pas non plus avares d’informations : dans l’exposé de leur stratégie nationale de sécurité (National Security Strategy), ils annoncent noir sur blanc leur objectif : « organiser la fuite des cerveaux » vers les laboratoires de recherche américains. Difficile d’être plus clair, non ?
Quelle stratégie de puissance ?
Il est donc urgent de redéfinir une stratégie de puissance sur les échiquiers de la guerre des intelligences et de la guerre des technologies. J’ai cité l’intelligence artificielle, la 5G, l’informatique quantique et la blockchain : l’Europe ne peut pas être absente de cette bataille-là. Comme vice-président du GFII (le groupement français des industries de l’information, qui est le think tank français de l’économie de la donnée), nous côtoyons des experts qui affirment : « Nous avons perdu la bataille des données privées, celle qui vient est celle des données d’entreprises ». Celles du Cloud. L’enjeu autour de la souveraineté des données est décisif. Il s’agit en particulier d’être à même, grâce aux technologies que je viens d’évoquer, de produire et de multiplier des analyses en temps réel afin d’ajuster les stratégies. Pour l’IE, c’est là un espace important qui s’ouvre : comment devenir partie prenante, et non plus seulement spectateur, de nouveaux modèles de création de valeur et de développement, dans un champ considérable pour l’avenir du nouveau modèle productif : l’échange des données industrielles.
Cette bataille titanesque qui s’annonce au niveau mondial doit-elle pour autant nous faire oublier les enjeux territoriaux, et même locaux ? Évidemment non. De ce point de vue, l’IE possède des concepts directement opérationnels, par exemple, celui de la stratégie de suprématie, qu’on doit à mon ami américain Richard D’Aveni. Un concept inséparable de celui des sphères d’influence qui a servi à des régions européennes comme la Catalogne ou le Bade-Wurtemberg pour s’affirmer. Cette stratégie de suprématie s’articule autour de trois pouvoirs : le pouvoir d’analyse grâce aux instruments mis à notre disposition par l’économie et la sociologie ; le pouvoir de séduction qui consiste à « capturer les cœurs et les esprits » (Capture Hearts and Minds) ; enfin le pouvoir de façonner son environnement grâce à la mobilisation des compétences et à la maîtrise des normes juridiques et sociales.
« Formater le monde » est un vieux principe de la politique américaine (rapport Noosphere de la Rand Corporation – 1990). Pourquoi cela lui serait-il réservé ? Et pourquoi le concept de suprématie et d’influence concernerait-il seulement les États (de préférence les plus puissants) ou les grandes régions ? Je le disais tout à l’heure : tout commence par la culture de la stratégie. Ce qui veut dire que la diffusion de l’IE dans le public le plus large devient une priorité. Je citais l’autre jour à un patron de PME qui me demandait à quoi servait l’IE – cela fait pourtant 30 ans qu’on en parle ! – cette formule attribuée à Montalembert : « Vous avez beau ne pas vous occuper de stratégie, la stratégie s’occupe de vous tout de même ».
Les différentes cultures stratégiques
D’où la nécessité de se protéger contre les surprises stratégiques ! Et le premier moyen de le faire, c’est de prendre conscience que la guerre économique s’impose d’abord à nous sous forme d’une guerre des intelligences, comme les Chinois et les Américains l’ont bien compris. Il est donc vital d’identifier et de décrypter l’évolution des stratégies d’intelligence à travers, d’une part, une lecture des cultures stratégiques, et d’autre part, une connaissance des arsenaux publics et privés.
Les cultures stratégiques ? J’ai évoqué celle des Etats-Unis, qui est le choix de l’affrontement direct, calqué sur le jeu d’échec. L’exemple chinois, c’est la stratégie indirecte, inspirée du jeu de go : l’encerclement de l’adversaire pour le contraindre à rendre les armes. Contrairement à la logique américaine, qui vise à éliminer purement et simplement le concurrent, la stratégie chinoise admet qu’il survive pour autant qu’on puisse lui imposer une coopération asymétrique. Une coopération qui le contraigne, entre autres, à partager sa technologie.
L’arsenal ? S’agissant des Américains, comme je l’ai dit, c’est essentiellement un arsenal juridique, organisé autour de deux corpus de portée extraterritoriale : le Foreign Corrupt Pratices Act (FCPA) pour sanctionner les faits de corruption, et les sanctions contre les Etats ou les entreprises visées par l’Office of Foreign Assets Control (OFAC). Avec à la clé, une procédure judiciaire qui, quelle que soit son issue, est un véritable aspirateur à données : un audit de l’entreprise condamnée, effectué durant trois ans par des enquêteurs américains… BNP Paribas a payé pour voir. Airbus aussi.
Puisqu’il faut conclure, j’insisterai sur un principe que nous avons mis en valeur au sein de l’université de Dakhla et qui structure de plus en plus l’école africaine d’IE telle qu’elle est en train de s’élaborer : on perdrait son temps si l’on tentait de dégager un modèle idéal d’IE. Pour ne pas perdre la guerre des intelligences, il faut diversifier les pratiques selon les activités et les secteurs. Ce qui compte, c’est de centrer la prospective stratégique sur l’entreprise elle-même, ses filières, son écosystème. Et c’est ici que les territoires doivent conquérir un rôle majeur, en aidant les acteurs locaux à prendre conscience de l’environnement multipolaire et multiculturel en matière d’IE : plus les entreprises locales seront reliées à une capacité d’analyse globale, mieux elles seront armées pour anticiper et demeurer en intelligence avec le monde et ses bifurcations géostratégiques.
Discussion
Avec les étudiants du M2/MS Str@tégies de Développement et Territoires
Vous avez pris l’exemple de l’extraterritorialité du droit américain, qui est l’arme typique des États-Unis dans la guerre économique. D’autres acteurs se singularisent-ils de la même façon en utilisant une arme privilégiée ?
Philippe CLERC. Incontestablement, la Chine suit ce chemin. L’Europe en rêve, mais n’ose pas encore imiter Washington… sauf contre ses propres États-membres, ce qui est pour le moins paradoxal ! Je veux dire par là que le droit européen s’impose aux droits nationaux, dans le domaine de la concurrence intra-européenne – ce qui est une forme d’extraterritorialité – mais tarde à se doter des mêmes armes face aux géants américains. Ce qui peut, de fait, défavoriser les entreprises européennes quand on les empêche d’atteindre une taille critique… Les Chinois, eux, n’ont pas ces scrupules. Ils commencent, dans la zone asiatique, à pratiquer un impérialisme du droit et des normes qui n’est pas sans rappeler ce que fait Washington avec les entreprises et les États qui utilisent le dollar.
• N’y a-t-il pas une contradiction entre la réaffirmation par l’État de la nécessité de promouvoir la défense de nos intérêts économiques, et les économies budgétaires réalisées aux dépens des structures vouées à cette mission dans les régions et les territoires ?
Philippe CLERC. Oui, la contradiction est manifeste ! Elle résulte d’une démarche voulue et mise en place depuis des années : le new public management. Il s’agit d’une doxa managériale issue du monde anglosaxon, innovation conceptuelle et organisationnelle, hyper rationnelle et techniciste (reporting, tableau de bord, indicateurs…). La Révision générale des politiques publiques (RGPP) en est l’application. Une telle approche niant les métiers du public a fini par vider « les intelligences » des agents de l’Etat et des collectivités, indispensables aux stratégies des organisations publiques, pour les transférer à des consultants censés porter une soi-disant « innovation managériale ». Les conséquences sont graves. Elles risquent de nous conduire au « vide stratégique » décrit par Philippe Baumard, jusqu’à « l’inaction et à l’immobilisme » au moment où l’Union européenne, s’appuyant sur la Commission, bâtit les embryons d’un arsenal d’IE vers une autonomie stratégique recouvrée.
• L’IE appliquée avec méthode et rigueur aurait-elle pu éviter une prédation du type de celle observée dans l’affaire Alstom ?
Philippe CLERC. Si la France avait gardé comme ambition de rester une grande puissance industrielle dotée de fleurons mondiaux, peut-être et même sans doute, cela aurait-il été possible. Mais le substrat culturel a changé : on a pensé, à tort ou à raison – pour moi, à tort, vous l’imaginez bien – que l’avenir était aux services et de moins en moins à la création brute de valeur. Moyennant quoi, pour des raisons de compétitivité à court terme, nous avons délocalisé vers des pays à bas coût de production…
Or les faits sont têtus. Car voici qu’après la séquence Alstom, nous avons eu celle de la crise sanitaire, à l’occasion de laquelle nous semblons découvrir que non seulement notre souveraineté industrielle bat de l’aile dans un domaine décisif – celui de notre indépendance énergétique – mais que dans des secteurs à la fois vitaux et stratégiques – les médicaments et les masques d’une part, les composants électroniques et les matières rares d’autre part – nous devons nous en remettre à d’autres.
Que les flux commerciaux s’arrêtent – a fortiori quand il s’agit tout particulièrement de flux tendus ! - et nous voici complètement paralysés. Face à un tel électrochoc, l’Europe semble vouloir réagir, la France aussi. Mais il n’en reste pas moins qu’en vérité, nous sommes ici confrontés à un problème qui se révèle être d’ordre intellectuel et culturel avant que d’être un problème économique. Si l’on n’avait pas pensé les choses sur un mode que je qualifierais de biaisé, on n’aurait pas fermé les yeux devant de telles conséquences… Voilà pourquoi je dis et répète que la dimension culturelle de l’IE est, à mon sens, un aspect essentiel.
• Dans cette appréhension de la dimension culturelle de l’IE, la géopolitique ne se révèle-t-elle pas être une discipline décisive, mais malheureusement méconnue ?
Ludovic JEANNE. C’est évident. Beaucoup d’échecs économiques gravissimes sont imputables à une forte méconnaissance des données géopolitiques, méconnaissance parfois même volontaire ! Un seul exemple sur lequel je reviens souvent dans mes cours – que ceux qui le connaissent déjà me pardonnent – c’est celui du financement de Daech par le groupe Lafarge en Syrie, « accident » majeur qui a conduit au rachat de ce fleuron industriel français par le groupe suisse Holcim puis à la prise de contrôle de la fusion ainsi réalisée par la holding américano-irlandaise Cement Roadstone. De fait, si vous prenez le rapport d’activités 2014 de Lafarge – le dernier avant que n’éclate le scandale – il est spécifié pas moins de six fois, dans le chapitre consacré aux risques, que les plans de développement du groupe ne tiennent pas compte des imprévus qui pourraient résulter de la situation géopolitique. Sans commentaire…
• La France, contrairement aux Anglo-saxons, ne néglige-t-elle pas la prospective, élément constitutif de l’IE ?
Philippe CLERC. Malheureusement si, et c’est d’autant plus dommage que certains ne se privent pas, depuis des années, de tirer la sonnette d’alarme. Je pense ici tout particulièrement à Nicolas Tenzer qui, dans un essai dont le titre résume tout, Quand la France disparaît du monde (Grasset) démontrait déjà en 2010 que notre pays n’était plus positionné dans les grands réseaux d’expertise mondiaux. À l’inverse, ceux qui réussissent sont ceux qui ont su discerner l’importance de ces réseaux, dans des domaines aussi divers que l’intelligence artificielle, la transition énergétique, la gestion de l’eau, celle des déchets, ou encore les systèmes normatifs… On ne peut mieux plaider pour le caractère vital de l’IE, au niveau mondial comme à l’échelon territorial et même local. Négliger la prospective, c’est se condamner à évoluer en aveugle dans un environnement de plus en plus dangereux.
Permettez-moi à cet égard de mettre en évidence un exemple tiré de la sphère de l’intelligence artificielle justement. Dès le 7 novembre 2017, Euractiv, une lettre d’information fort bien faite de la Commission européenne, alertait sur un phénomène qui n’a fait, depuis lors, que s’amplifier, mais au sujet duquel je n’entends pas beaucoup s’exprimer les experts français. La thématique qui nous intéresse ici est la suivante : de plus en plus d’ententes sur les prix sont aujourd’hui conclues… par des robots ! Autrement dit, certains abus de positions dominantes sont issus, non de stratégies plus ou moins illicites scellées entre des groupes leaders, mais d’algorithmes utilisés délibérément, notamment dans le secteur du commerce en ligne. D’où le désarroi des juges européens : peut-on condamner une entreprise qui, ayant confié à des robots la définition de sa stratégie commerciale, se retrouve en position dominante ? Moralité : quand on n’anticipe pas, quand on ignore ou que l’on méprise la prospective, comme dans le cas de Lafarge, on s’expose à ne plus rien maîtriser. Avec toutes les conséquences néfastes qu’une telle posture implique…
Analyse
Par Ludovic JEANNE
LA citoyenneté économique comme socle de l’IE française de demain ?
L’approche comparative et internationale que nous propose ici Philippe Clerc se révèle être essentielle pour qui veut saisir dans sa complexité l’intelligence économique du futur*. En effet, la globalisation oblige à appréhender toujours plus finement les conduites stratégiques à l’œuvre dans la vie économique à l’échelle planétaire. Il faut bien comprendre que l’on ne conçoit pas une stratégie (que celle-ci soit politique, économique ou militaire) de la même façon partout à travers le monde. Pour mener une telle analyse, il est d’abord nécessaire de passer outre les querelles de mots : ce n’est pas parce que tel ou tel acteur public ou privé ne recourt pas au vocable « intelligence économique » ou « intelligence stratégique » que, dans les faits, l’IE n’existe pas. Les différences de catégorisation propres à une langue n’entrainent pas la simple absence ou présence d’une authentique praxéologie du stratégique.
Comprendre les différences et les divergences, mais aussi les points de convergence ou de recoupement, des différentes pensées stratégiques exige d’intégrer l’analyse du statut culturel du renseignement, de l’information et de la connaissance dans un cadre territorial ou organisationnel donné.
Si l’on considère que l’IE est d’abord une affaire de responsabilité sociétale de l’organisation (RSO), alors il convient de définir les catégorisations appropriées pour notre propre cadre culturel, à savoir le cadre français et, plus largement, le cadre européen. Or là, il faut bien admettre que, malgré des décennies d’efforts dans l’affinement des termes utilisés en IE, les pratiques, principes et méthodes qui s’y rapportent, loin d’être diffusés à grande échelle, sont au contraire souvent inconnus ou méconnus. On perçoit en effet, à travers l’attitude de nombreux acteurs économiques, qu’il y a encore un vaste chantier à engager pour structurer, légitimer mais aussi animer au quotidien une véritable communauté de pratique d’IE en France, et ce, au plus près du terrain, en corrélation avec les besoins des territoires.
A l’évidence, de nombreux facteurs devront être réunis pour atteindre un tel objectif. Mais d’ores et déjà, l’un des facteurs majeurs de réussite réside indéniablement dans la nécessité d’une triple légitimation de l’IE : vis-à-vis des représentants, élus comme fonctionnaires, de la puissance publique ; vis-à-vis des représentants du monde économique, en particulier dirigeants, cadres dirigeants et responsables syndicaux ; vis-à-vis du citoyen lui-même, lequel est par ailleurs tout à la fois salarié (ou exerçant une profession sous un autre statut), consommateur et habitant d’un territoire donné.
Dans une telle configuration, ne serait-il pas opportun de penser cette triple légitimation autour du concept de citoyenneté économique ? Certains s’y sont essayés et se sont efforcés de donner une signification tangible à l’IE en déclinant le concept de patriotisme économique. L’idée est certes fondée et on ne peut nier qu’elle ait connu un relatif succès avec le rapport Carayon en 2003. Nous n’avons à titre personnel aucune prévention à l’égard du terme patriotisme. Mais force est de constater que le champ lexical autour du mot patrie a, de nos jours, du mal à parler à l’homme de la rue. Or c’est pourtant d’un tel positionnement transpartisan – et en premier lieu d’un vocable s’y rapportant – dont l’IE a besoin.
Dans une telle perspective, privilégiant une approche transpartisane à même de valoriser l’IE, ne serait-il pas opportun de recourir à une idée-force, à savoir la lutte contre les égoïsmes économiques, que ceux-ci soient individuels ou inhérents à un groupe social, pour ne pas parler d’égoïsmes économiques territoriaux ? Vu sous cet angle, il s’agirait de recourir à une « clé éthique » à même de donner du sens à l’IE pour tout un chacun, ce quel que soit son rôle dans le système économique et, plus encore, sa place dans la société. Ne serait-ce pas là la manière idoine de réaffirmer clairement la nécessité, la pertinence et le caractère inévitable d’un destin en commun ? Or, qui dit destin en commun dit aussi responsabilités réciproques, et plus encore, nécessité d’efforts consentis en vue de ce bien commun. Ce qui était hier désigné sous le vocable d’« intérêt général », lequel reposait sur la vision d’une prospérité partagée. Préparée par – et fondée sur – les efforts de tous, ainsi pourrait émerger une citoyenneté économique digne de ce nom.
Nous évoquions plus haut la responsabilité sociétale des organisations. Être citoyen, c’est aussi consentir à exercer une responsabilité vis à vis du destin commun. Sont concernés non seulement les individus mais également les entreprises et, plus largement, toutes les organisations qui contribuent à la vie économique. Il peut ici être opportun de se reporter au terme anglo-saxon d’accountability. Ce mot, en anglais, évoque moins une responsabilité dans le sens où on l’entend trop souvent en France (attribuée par avance à une organisation ou un individu, intégrant la charge d’un éventuel échec ou des effets du non-respect de principes publiquement admis) que plutôt l’idée de rendre compte, voire de rendre des comptes. On pourrait alors, de façon très synthétique, parler d’une sorte de responsabilité active et engagée. Sans doute l’IE en France est-elle historiquement porteuse de valeurs de ce genre, dans une perception transpartisane, tant il est vrai qu’une telle approche a été soutenue conjointement par des acteurs ne partageant pourtant pas les mêmes options politiques.
Le concept de citoyenneté économique, considéré sous cet angle, pourrait ainsi être la façon culturellement propre à l’univers français – et peut être francophone – pour parler d’IE d’une manière signifiante, non seulement en matière de prise de décision économique, mais aussi et surtout en tant que contribution au débat politique et civique.
- Pour renvoyer à l’ouvrage récent de Philippe Clerc, Henri Dou et Alain Juillet en 2 tomes, intitulé L’intelligence économique du futur, références en p.7.
Biographie
Philippe CLERC
Président de l’Académie de l’Intelligence Économique, Philippe Clerc est né en 1954. Membre fondateur de l’Université ouverte de Dakhla (Maroc), créée en 2010, il préside également l’Association internationale francophone d’intelligence économique (www.aifie.org). Il est aussi expert auprès de l’Institut d’information scientifique et technologique de Pékin.
Ancien élève du collège d’Europe (Bruges), diplômé des universités de Grenoble (Science-politique et langues), de Paris-Nanterre (Droit) et de Paris Dauphine (Science-politique), il est certifié de l’Université de Kingston-upon-Hull (Royaume-Uni).
Il a été successivement membre d’un cabinet d’avocats allemands et français à Paris et secrétaire de rédaction de la Revue de droit des affaires internationales, expert au sein du Centre des systèmes et technologies avancées (CESTA), think tank qui pilota le livre blanc du Programme EUREKA, puis créateur et dirigeant de deux entreprises spécialisées sur la zone Asie-Pacifique, chargé de mission au sein du Service du développement technologique et industriel au Commissariat général du Plan, et chef de la mission compétitivité et sécurité économique au Secrétariat Général de la Défense nationale. En 1997, il est nommé chef de mission Intelligence Territoriale à la préfecture de région Basse-Normandie puis occupe, de 1998 à 2012, la fonction de directeur de l’Intelligence Economique et de l’Innovation à l’Assemblée des chambres françaises de commerce et d’industrie (ACFCI), avant d’être nommé en 2012 conseiller expert en intelligence économique internationale à CCI France (ex-ACFCI).
Philippe Clerc est conférencier à l’Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (IHEDN), à l’Institut National des Hautes Etudes en Sécurité et Justice (INHESJ), à l’Ecole nationale de la Magistrature, à l’Ena (Cycles internationaux CISAP), ainsi qu’à l’Ecole de guerre économique. Il anime le séminaire Géostratégie du Mastère Strategy and Influence de SKEMA Business School et enseigne à l’Université de Corse Pascal Paoli depuis 2015 où il a contribué à fonder le Diplôme Universitaire d’Intelligence économique et développement local…
Il donne également régulièrement des conférences en Europe, en Afrique et en Chine (Université de Pékin et Académie des sciences et des technologies de Pékin). Rapporteur général du rapport Martre, Intelligence économique et stratégie des entreprises (Documentation française, 1994), Philippe Clerc a dirigé ou participé à de très nombreux ouvrages collectifs. Son dernier livre, L’intelligence économique du futur (Iste Editions, 2019), cosigné avec Henri Dou et Alain Juillet, se décline en deux volumes : 1. Une nouvelle approche opérationnelle et stratégique ; 2. Une nouvelle approche de la fonction information. Il a été traduit en anglais et en chinois.
(source photo Philippe Clerc : AIFIE/Portail de l’IE)
Abstract
ECONOMIC INTELLIGENCE IS FIRST AND FOREMOST A CULTURE: THE
DECIPHERING OF PHILIPPE CLERC, PRESIDENT OF THE FRENCH EI ACADEMY
Is it necessary to introduce Philippe Clerc, who has been often welcome at EM Normandie as a speaker in its Economic Intelligence (EI) seminars? His career in this field is both long and distinguished, since he was one of the main architects, if not the main one, of the first Economic Intelligence Conference, in Caen in December 1997, under the supervision of Prefect Pautrat, whose pioneering role our students know.
However, this time, we have a double reason to receive him: in addition to the ever-renewed interest of his reflections on current events, Philippe Clerc has just taken over the presidency of the “Académie de l’IE”, at the head of which he succeeds Alain Juillet. A responsibility that he carries out simultaneously with many others, among which a long-standing and deepened professional investment in African EI.
This is the interest of this meeting, which will allow him to talk to us about the forms that EI takes in different parts of the world – in particular in the major emerging economies -, the strategic and geopolitical importance that is assigned to it, in short, to consider this discipline from a comparative perspective that is not sufficiently addressed. Philippe Clerc has all the qualities to do so, both because the French school of EI owes him a great deal, but also and perhaps above all, because he cultivates and knows how to share a synoptic view of foreign experiences.