La paix au XXIE siècle : le défi asiatique

Photo : La paix au XXIE siècle : le défi asiatique

Il y a un mois, la Normandie tenait à Caen ses premières journées « Normandie pour la Paix » en vue d’organiser en 2018 son premier Forum mondial pour la Paix. S’il doit devenir un moment de réflexion de niveau international, ce Forum devra sans doute accorder une large place à l’Asie, voire une place prééminente. Car comment favoriser plus de Paix dans le monde du XXIe siècle sans analyser les complexités actuelles du continent asiatique ? Celui-ci se distingue en effet des autres par la gravité et l’intensité des enjeux qu’il concentre.

L’Asie fascine. L’Asie attire. Mais l’Asie inquiète. Et le sino-tropisme des Occidentaux est un véritable obstacle à une analyse stratégique lucide et globale du jeu asiatique. La Chine est sans doute la puissance structurante de l’Asie actuelle. Peut-être est-elle une superpuissance en gestation. Mais le continent asiatique est marqué par l’affirmation de puissances et de jeux stratégiques autrement plus divers et complexes que ce que peut révéler une analyse sino-centrée. Ainsi, réduire ou même polariser notre analyse sur ce tropisme risque de nous rendre dangereusement myopes et donc de paralyser notre capacité d’anticipation.

L’Asie doit être notre priorité stratégique parce que de son destin dépend vraisemblablement le nôtre dans presque tous les domaines : géopolitique, militaire, économie, terrorisme, etc. En effet, l’Asie est traversée par des processus, travaillée par des rapports de force, concentre des dangers qu’il serait bien irresponsable de négliger (voir Carte 1 ci-dessous). L’Asie n’est plus lointaine dans notre monde « sur-mondialisé » que l’on appelle « global ». Prenons trois sujets critiques qui nous permettront de prendre la mesure de ce qui se joue de notre avenir dans celui de l’Asie : le terrorisme, les rivalités des puissances, les risques de migrations massives.

Le Cachemire : un conflit « sans issue » et à la dangerosité sous-estimée ? voir source

 

Les sources du terrorisme islamiste sont principalement en Asie

Deux des trois sources de l’islam politique radicalisé sont en Asie et les foyers actifs du terrorisme islamiste sont principalement en Asie. Trois processus, de nature politique mais s’appuyant sur une approche radicale de l’Islam, peuvent en effet être considérés comme étant à l’origine de l’Islam politique radicalisé : la fondation de la Société des Frères Musulmans en 1928 en Égypte ; l’émergence du Wahhabisme au XVIIIe siècle puis la formalisation de son association avec la dynastie saoudienne à la fondation du pays en 1932 ; la stratégie d’islamisation de la société pakistanaise à la création du Pakistan en 1947, puis dans les années 1980, afin de souder un pays marqué par de fortes revendications ethnoculturelles régionales, voire séparatistes. Même si ces processus sont bien plus complexes (il faudrait plonger dans l’origine des courants salafistes et de l’Ecole hanbalite), cela situe dans le temps et dans l’espace les trois principaux pôles d’où ont émergé les approches radicales de l’Islam politique actuel et à partir desquels ces conceptions extrêmes de l’Islam se sont diffusées.

Ces foyers primaires du terrorisme islamiste ont d’abord été des territoires de formalisations idéologiques et politiques qui ont nourri les terrorismes islamistes actuels. Mais dans le cas de la zone dite « Afpak », c’est aussi un territoire d’expérimentation opérationnelle du combat armé, très largement à l’instigation du Pakistan, de ses dirigeants et de ses services de renseignement (notamment l’Inter-Services Intelligence). De son côté, si l’Arabie saoudite a surtout été un espace de formalisation politique et l’origine de financements très conséquents depuis le premier djihad contre les soviétiques, il semble que l’évolution de la situation au Yémen puisse changer la donne et en faire une zone et un acteur direct des luttes armées liées à l’un ou l’autres des terrorismes islamistes (Al-Qaeda dans la Péninsule Arabique et provinces yéménites de l’État Islamique). L’Asie, en tout cas, jouera encore longtemps un rôle-clé dans l’évolution des terrorismes islamistes, en particulier vu la situation et les jeux d’acteurs au Pakistan et en Afghanistan. Les événements dans cette zone ont ainsi des répercussions sur la stabilité de l’Asie centrale et de l’ouest chinois (question ouïghour) mais aussi sur les risques de dissémination de ce terrorisme en Asie du Sud et du Sud-est. Cela pose la question des risques de déstabilisation des régions du nord de l’Inde, du Bangladesh et de grands pays musulmans comme l’Indonésie. L’activité de groupes terroristes islamistes se manifeste ainsi jusqu’aux Philippines, notamment dans ces mers difficiles à contrôler que sont les mers de Sulu et de Célèbes et sur la grande île du sud philippin

 

Sept rivalités et cinq puissances nucléaires

L’Asie concentre de nombreuses puissances en rivalité, parfois en conflit, souvent depuis (très) longtemps : l’Inde, la Chine, le Pakistan, l’Arabie saoudite, l’Iran, la Corée du Nord, le Japon et la Russie. Ces rivalités sont amplifiées et complexifiées par le jeu spécifique des puissances occidentales, notamment des États-Unis. Les rivalités conflictuelles les plus périlleuses sont connues mais leur énumération permet de prendre conscience de leur criticité collective, par leur nombre, leur concentration et leurs interconnexions : Inde / Pakistan, Inde / Chine, Chine / Japon & États-Unis, Corée du Nord / Corée du Sud & Japon & États-Unis, Arabie Saoudite / Iran, Chine / Vietnam, Chine / Taïwan (nous n’inclurons pas ici le conflit israélo-palestinien). Ces sept rivalités géopolitiques impliquent cinq puissances nucléaires asiatiques déclarées et une qui a tenté de le devenir (l’Iran). Il faut y ajouter la présence américaine, en Extrême-Orient et dans le Golfe persique en particulier. Ces rivalités et conflits ont occasionné peu de guerres jusqu’à présent, c’est là néanmoins un argument très insuffisant pour considérer l’avenir de manière rassérénée.

Zoom sur la carte

 

Ainsi, lundi 6 mars 2017, la Corée du Nord tirait 4 missiles de moyenne portée qui ont atteint la zone économique exclusive japonaise en Mer du Japon. Ce tir a eu lieu pendant les manœuvres militaires annuelles entre la Corée du Sud et les États-Unis, qui tous les ans suscitent de vives réactions nord-coréennes. Mais avec ce tir, les dirigeants nord-coréens semblent avoir voulu faire la démonstration de leur capacité de frappe. Tous les ans, l’inquiétude croît. Pourtant, personne ne semble vouloir / pouvoir solutionner le « problème nord-coréen ». C’est dans ce contexte que la nouvelle politique de l’administration Trump survient alors que le leader nord-coréen semble déterminé à franchir une nouvelle étape dans son programme nucléaire. S’il est encore bien trop tôt pour interroger la pertinence de la nouvelle doctrine américaine, elle semble avoir eu une vertu : convaincre les dirigeants chinois que le statu quo sur le dossier nord-coréen n’est plus une option durable.

Il faut évoquer aussi les rivalités territoriales « chaudes », c’est-à-dire faisant l’objet de démonstrations de force, navales ou aériennes en particulier, sur la base de frontières ou de souverainetés territoriales contestées : en Mer de Chine orientale, en Mer de Chine méridionale, en Mer d’Arabie, dans le détroit de Bab-el-Mandeb et dans le détroit d’Ormuz, en Mer du Japon, aux frontières nord de l’Inde avec la Chine et au Cachemire entre l’Inde et le Pakistan.

Des ressources sont également l’objet de tensions et de rapports de force plus ou moins militarisés : les hydrocarbures, les ressources halieutiques, les terres rares et les métaux stratégiques ou encore les terres arables et l’eau. Au-delà des questions maritimes, l’eau est un problème critique pour deux puissances alliées : le Pakistan et la Chine. La question du Cachemire est stratégiquement liée aux risques de rupture d’approvisionnement en eau pour le Pakistan et à leurs conséquences. Or, la disponibilité de l’eau sur le territoire pakistanais est largement dépendante du contrôle indien du Cachemire : il suffit pour s’en convaincre d’observer sur une carte l’interaction entre les délimitations territoriales et la géographie du bassin versant de l’Indus. Le Cachemire est un peu le « Golan » d’Asie du sud. L’agriculture pakistanaise en est donc très dépendante, en particulier l’agriculture cotonnière (très consommatrice en eau) et, de ce fait, toute la filière textile pakistanaise. L’un et l’autre pèsent lourd dans les exportations (58 % en 2015/2016) et donc les revenus d’exportation du pays. Avec le contrôle de la majeure partie du haut bassin versant de l’Indus et de ses affluents, l’Inde dispose là d’un vecteur de déstabilisation de premier ordre, à la fois économique et social, contre son voisin pakistanais. De son côté, la Chine commence, elle aussi, à mesurer la gravité de la pénurie qui pourrait la déstabiliser et se tourne vers son partenaire russe et ses réserves d’eau sibérienne…

 

“Le bassin versant de l’Indus : un territoire d’affrontement géopolitique et géostratégique” Voir source

 

Parmi tous les rapports de forces militarisés, le plus important est sans doute celui du Cachemire, vu les puissances impliquées et son rôle dans la dissémination du terrorisme islamiste. Il reste la clé de la conflictualité entre le Pakistan et l’Inde. Soixante-dix ans après la partition qui fit naître ces deux pays, non seulement rien n’est résolu mais le conflit reste « actif ». Il a été le creuset dans lequel le Pakistan a inventé le recours au terrorisme islamiste comme arme politique et géopolitique, bien avant l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique. Il fait en outre partie des rares conflits dans le monde à impliquer trois puissances nucléaires.

 

voir source

 

Cet imbroglio de tensions et de rapports de force est de plus en plus militarisé, comme le montrent la croissance des budgets militaires en Asie et la dissémination des technologies militaires. Cette croissance répond souvent à de nettes augmentations d’activité. Ainsi sur les dix premiers budgets militaires au monde (3/4 de la dépense mondiale) en 2016, six sont asiatiques. Dans cet imbroglio, les alliances stratégiques jouent un rôle central. Mais les alliances tactiques accroissent les incertitudes et les contradictions stratégiques. On peut donner en exemple, l’une des suites d’alliances tactiques qui influence la situation dans la zone syro-irakienne et qui forme la chaîne Syrie-Russie-Iran-Hezbollah (Liban) vs Israël-États-Unis-Union Européenne, avec une Turquie membre de l’OTAN mais aussi associée à la stratégie russe.

Enfin, on remarque un peu partout une inflation des discours identitaires plus ou moins « extrêmisés », à connotations religieuses ou nationalistes, notamment en : Turquie, Iran, Afghanistan, Pakistan, Inde, Chine, Corée du Sud et du Nord, Japon et Russie. Ces discours plus ou moins extrémistes s’appuient notamment sur des réinterprétations historiques et la mobilisation/réappropriation de formes culturelles. Cette inflation « identitaire » ne peut guère soutenir le renforcement des processus et des associations de coopération régionale existantes (ASEAN, SAARC, etc.) pour en faire des lieux de convergence stratégique et, éventuellement, de médiation.

 

La « bombe démographique » et les risques migratoires

L’Asie a enfin la particularité de concentrer les facteurs principaux pouvant exposer à des mouvements de migration massifs : la pauvreté endémique de certaines régions, la multiplicité et la pérennité des conflits armés, l’impact des changements climatiques et l’ampleur des défis démographiques. L’Asie est une « bombe démographique », non seulement par le nombre d’êtres humains y vivant mais surtout par le nombre des zones de très forte densité qui s’y concentrent. Celles de ces dernières qui seront gravement touchées par l’un des facteurs mentionnés ci-dessus susciteront vraisemblablement des phénomènes migratoires de grande ampleur avec les effets de déstabilisation possible d’autres territoires.

Plusieurs zones peuvent être concernées mais certaines doivent rapidement retenir notre attention. Tout d’abord, le changement climatique va impacter directement plusieurs pays côtiers ou insulaires : le Bangladesh, l’Indonésie et plus largement une bonne partie du Sud-est asiatique et de l’Extrême-Orient. Le cas du Bangladesh semble particulièrement préoccupant et pouvoir représenter un facteur majeur de déstabilisation de son grand voisin indien. Ensuite, le caractère endémique de certains conflits suscitera durablement des mouvements de fuite des populations touchées (zone AfPak, Proche-Orient). Enfin la Chine est d’ores et déjà confrontée à une dégradation préoccupante et durable de sa capacité d’autonomie alimentaire.

 

Pourquoi l’Europe est-elle concernée ?

L’Europe ne peut pas ne pas être profondément impactée par ces risques. Il est beaucoup question de la Russie en cette période électorale. Mais nous oublions trop vite que celle-ci est une puissance asiatique. Ensuite, comme première puissance commerciale mondiale, l’Union européenne est très dépendante de ses relations avec les puissances asiatiques, en particulier la Chine, le Japon et l’Inde. Ceci sans parler de la question énergétique au Proche-Orient.

D’autre part la multiplication, ancienne, des diasporas, l’expose à divers effets « indirects ». Par exemple, les lois sur les signes religieux en France avaient suscité des mouvements de protestations en Inde. La globalisation facilite une rapidité et une amplification des réactions internationales à des décisions ou des questions qui paraissent être nationales. En Europe, il faut citer les diasporas turque (Allemagne), chinoise et vietnamienne (France), indienne et pakistanaise (Grande-Bretagne), indonésienne (Pays-Bas) et afghane.

Enfin, la situation semble à nouveau fragile dans les Balkans. La présence de groupes terroristes islamistes y est avérée. Hors, lors des guerres des années 1990 dans cette région, de nombreux combattants musulmans étaient venus d’Asie, aidé par les services de certains États, notamment l’Inter-Services Intelligence pakistanais…

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