Et si la sphère publique n’avait pas – ou plus – le monopole de l’Intelligence Économique Territoriale (IET) ? En France, l’intelligence économique en général, et territoriale en particulier, sont nées historiquement de processus institutionnels, à commencer par le rapport Martre (1994), élaboré dans le cadre de l’ancien Commissariat Général au Plan. Est-ce pour cela que la culture de l’IET a été si longue à se diffuser dans les entreprises françaises, contrairement aux pays anglo-saxons où la competitive intelligence a très vite été adoptée ? C’est tout le problème de configurations institutionnelles où chaque sphère possède ses codes, ses grilles d’analyses et sa vision de ce qu’il « faut » faire. De là une difficulté structurelle à rendre les territoires français plus compétitifs dans la compétition internationale à l’ère de la globalisation économique : la coopération étroite entre entreprises françaises ou européennes, mais aussi avec les puissances publiques (européenne, nationale, territoriale, locale) est indispensable mais jamais assurée.
D’où l’originalité de ce séminaire – le tout premier sur ce thème – né de la rencontre entre l’EM Normandie et SVP, entreprise de conseil bien connue qui, depuis plusieurs années, a beaucoup investi dans l’IET et compte de nombreuses collectivités territoriales parmi ses clients. Manager chez SVP, Audrey TISSOT est venue nous parler de son expérience et de ses savoir-faire en compagnie d’un membre de son équipe, Rémy LAMARQUE, qui prépare une thèse CIFRE1 au sein de l’entreprise SVP, sous la direction de Marie MORELLE (Université Paris 1) et de Ludovic JEANNE (EM Normandie).
BRIEF DE L’EXPERT
Par Audrey TISSOT et Rémy LAMARQUE
Audrey TISSOT : Deux mots pour me présenter : je suis manager des veilles chez SVP, où je gère une équipe d’une quinzaine de personnes. Qu’est-ce que le métier de veilleur ? La veille est un cycle de recherche itératif qui consiste dans un premier temps à identifier les sources répondant à une problématique de base – par exemple : quelle est la stratégie de nos concurrents ? Comment évolue tel marché ? – et, dans un second temps, à lui apporter une réponse adaptée. Il ne s’agit donc pas de fournir des réponses à un instant t, mais plutôt de déceler l’évolution de cette problématique, évolution à laquelle il faudra s’adapter. C’est un métier technique qui requiert une bonne connaissance de la manière dont fonctionne une page web, et donc une pratique pointue des requêtes à formuler pour placer les bonnes sources sous surveillance et disposer ainsi des instruments d’analyse permettant de faire évoluer en permanence son cycle de collecte. Ce qui est particulièrement important dans le cadre de marchés disruptifs – par exemple celui du jouet, bouleversé par l’irruption d’Amazon – marchés qui exigent de se concentrer sur tous les types de signaux, et peut-être surtout sur les « signaux faibles », en les croisant pour dégager une tendance à partir d’hypothèses que nous présentons à nos clients.
Rémy LAMARQUE : Quant à moi, j’ai travaillé chez Airbus avant d’intégrer SVP. J’ai suivi auparavant un parcours en science politique et en géopolitique, en m’intéressant plus spécialement aux questions de risque et de sécurité au niveau international. Le sujet de ma thèse porte sur la question de la mise en sécurité des espaces publics en contexte terroriste. C’est essentiellement – mais pas seulement – sur ce thème que je travaille chez SVP.
Audrey TISSOT : Quelques informations maintenant concernant SVP. L’entreprise appartient au groupe Kerudys, un groupe diversifié en BtoB basé en France et au Canada qui regroupe 700 collaborateurs et s’appuie sur quatre métiers principaux : la formation professionnelle, le conseil en ressources humaines, la gestion de la paye et des RH et enfin l’information stratégique et l’aide à la prise de décision. C’est de cette dernière Business unit dont Rémy et moi faisons partie, au sein de SVP. L’aide à la décision, c’est vraiment le cœur de métier de SVP, avec 350 collaborateurs dédiés, dont 250 experts joignables par téléphone ou via internet, en mesure d’intervenir dans tous les domaines (juridiques, réglementaires, techniques), au service de 7000 clients. Ils peuvent être des entreprises, des cabinets comptables, mais aussi, et c’est ce qui nous intéresse aujourd’hui, des collectivités territoriales. Pour répondre aux questions de nos clients, ces experts s’appuient sur un groupe de 50 veilleurs en analyse stratégique.
Rémy LAMARQUE : Venons-en maintenant au cœur du sujet : SVP et l’intelligence économique territoriale (IET). D’abord, quelle définition en donnons-nous ? En nous inspirant des travaux du préfet Rémy PAUTRAT – le pionnier en la matière –, de Nicolas MOINET et de Ludovic JEANNE, je dirais que l’IET désigne la capacité pour un territoire à anticiper les changements socio-économiques à l’œuvre pour y faire face. C’est là où nous intervenons, en nous efforçant de créer un cercle vertueux entre le recueil de l’information, sa maîtrise et la plus-value qu’elle apporte en lui donnant du sens. Créer de la connaissance pour s’adapter aux mutations, voilà ce à quoi nous nous appliquons.
Parmi les veilles génériques développées par SVP en direction des territoires, citons tout ce qui concerne la redynamisation commerciale des centres-villes, la gestion des enjeux sanitaires et d’encadrement portant sur la petite enfance ou encore les nouvelles mobilités urbaines. Initialement pensées pour les acteurs privés, ces veilles ont été adaptées pour répondre au besoin des collectivités. Par exemple, l’objectif « développer son territoire » est la déclinaison pour le secteur public de « développer son chiffre d’affaires » ; « s’adapter aux territoires concurrents », l’équivalent de « maîtriser le risque marché » ; « identifier les entreprises clés sur son territoire » c’est, pour une entreprise, l’aider à « sélectionner ses partenaires », etc.
Audrey TISSOT : Concrètement, comment accompagnons-nous nos clients ? Nous avons choisi quatre exemples qui montrent bien l’étendue de nos prestations et leur interdisciplinarité.
▪ Premier cas : celui d’une agence de développement économique d’une communauté d’agglomération de l’Ouest. Celle-ci nous a choisis dans un but de protection de l’emploi, simultanément défensif et offensif, d’abord pour identifier les entreprises-moteurs de son territoire qui pourraient déménager et ensuite pour l’aider à attirer des start-up.
▪ Deuxième cas : l’accompagnement d’une communauté d’agglomération de l’Est de la France confrontée à une baisse de ses ressources, laquelle nous a contactés pour l’aider à identifier des sources potentielles de financement extérieurs. Notre veille a donc porté sur une surveillance juridique des financements publics, mais aussi des appels à projets publics et privés sur lesquels la collectivité pouvait se positionner.
▪ Troisième cas : celui d’une Chambre des métiers qui a souhaité accompagner ses adhérents dans la transition numérique. Ici, notre veille a consisté à identifier toutes les bonnes pratiques déjà adoptées par les artisans en lien avec le numérique et à réaliser un benchmark de l’accompagnement mis en place par d’autres Chambres des métiers sur ces questions… Cette recension a permis à notre client d’orienter ses artisans vers de nouvelles pratiques et de les aider dans leur transformation digitale. Je peux citer le cas très précis d’un boucher qui s’est inscrit sur Facebook et qui a augmenté son chiffre d’affaires de 40% !
Rémy LAMARQUE : Le dernier exemple que nous voulions évoquer est un peu différent des trois premiers, car, dans ce cas précis, l’IET n’est pas utilisée directement pour redynamiser un territoire en faisant circuler l’information stratégique du haut vers le bas mais, au contraire, du bas vers le haut, dans le cadre d’un processus de benchmarking destiné à une organisation nationale. Celle-ci recherchait du matériel pour protéger son personnel dans le cas d’une gestion de crise inédite et nous a donc demandé de repérer les actions innovantes, les équipements et les normes qui émergeaient, et en même temps d’évaluer leur réception par les populations concernées en fonction des différents types de culture. Cette mission était donc à la fois technique et sociologique, ce qui démontre combien ce métier est divers. Divers et en pleine expansion, et ce sera notre conclusion pour ouvrir notre discussion, à savoir quels sont les débouchés pour ceux qui veulent se lancer dans l’IET.
▪ Première observation : c’est un marché en pleine expansion. Ceci pour une raison simple : en s’accompagnant d’un désengagement de l’Etat, la décentralisation a exacerbé la concurrence entre les territoires qui doivent lutter entre eux pour attirer des acteurs économiques capables de sauvegarder l’emploi et ce dans un contexte de pénurie de moyens et de personnels qualifiés pour remplir ces missions.
▪ Deuxième observation : c’est un marché qui attire plusieurs types de prestataires.
Audrey TISSOT : Pour faire court, nous en voyons trois : les cabinets d’audits (KPMG, EY, PwC, Deloitte) qui sont des acteurs généralistes ; les prestataires d’IET « pure », nettement plus spécialisés, mais dont le champ se rétrécit ; et des acteurs qui, comme SVP, pratiquent l’interdisciplinarité en offrant des prestations de soutien. Par exemple, la rédaction de schémas de développements territoriaux ou régionaux. C’est vraiment là que l’IET prend tout son sens et nous semble la plus prometteuse. Mais ne nous le cachons pas, c’est là un secteur sensible où l’improvisation n’est pas de mise !
DISCUSSION
Avec les étudiants du M2/MS Str@tégies de Développement et Territoires
• Quels sont les types de questions auxquelles répondent vos experts ?
Audrey TISSOT : Pour simplifier, les questions sont essentiellement de deux ordres : juridique et « non juridique ». Ce qui revient le plus souvent en matière juridique a trait au droit social (contrat de travail, suivi des conventions collectives), au droit des affaires (droit commercial, lecture des contrats), à la fiscalité (loi PACTE en particulier), mais aussi au droit public au sens large (PLU, appels d’offres, aides et subventions publiques). En « non juridique », nous intervenons beaucoup sur l’accompagnement à l’international (surveillance de douane, taux de conversions, déclarations d’échange de biens) et aussi sur le sourcing, dans le cadre de la recherche de nouveaux partenaires ou de nouveaux fournisseurs. Les règlementations sont aussi un sujet important pour les entreprises exportatrices qui doivent se conformer aux normes en vigueur.
• Vous avez parlé des conseils que vous fournissiez pour les entreprises exportatrices. Avez-vous des pays ou des zones de spécialisation ?
Audrey TISSOT : Non, dans la mesure où la cinquantaine de correspondants avec lesquels nous travaillons régulièrement sont répartis de telle manière qu’aucune région du monde n’échappe à leur expertise. Il m’est arrivé de répondre à des questions très précises, par exemple sur les normes phytosanitaires en vigueur au Mozambique. Je n’ai eu aucun problème pour trouver la source adéquate.
• Il y a aussi le problème des risques non conventionnels (guerres, épidémies, affrontements intercommunautaires ou inter-religieux, risques criminels ou environnementaux, etc.). Comment gérez-vous cette question ?
Rémy LAMARQUE : Notre métier, c’est aussi de contextualiser les sujets, région par région, à la demande du client. Et puis il y a le cadre général des bonnes pratiques et de l’acceptabilité sociale, qui constitue une bonne base d’approche. Cela permet d’emblée d’avertir le client sur des risques structurels liés à la situation sociale, ce qui inclut toutes sortes de paramètres objectifs comme l’instabilité politique, la prégnance de la corruption, l’existence de mafias, etc.
• Comment construisez-vous vos relations avec vos correspondants étrangers ? Comment sont-ils rémunérés ?
Audrey TISSOT : Les relations sont classiquement contractuelles. Ce qui compte dans le choix de nos correspondants, outre la compétence, c’est évidemment la réactivité. Quand une entreprise se renseigne sur une réglementation chinoise, c’est sous trois jours qu’elle attend la réponse, pas dans six mois.
• Opérez-vous différemment selon que votre client est une collectivité locale ou un entrepreneur privé ?
Rémy LAMARQUE : Si leurs objectifs sont souvent voisins, la relation que nous développons avec les décideurs locaux est spécifique à leurs besoins, mais aussi à leur culture. D’abord, comme le souligne Ludovic Jeanne, le langage des deux milieux n’est pas identique, même si la logique managériale tend à se diffuser dans la Fonction publique territoriale. Mais celle-ci n’en garde pas moins ses caractéristiques : son organisation est plus hiérarchisée que dans le secteur privé ; sa temporalité est différente, avec des délais de décision allongés. Ses finalités mêmes ne sont pas identiques. Ce qu’une entreprise attend, c’est une rentabilité financière ; ce qu’un territoire attend, c’est un surcroît d’attractivité, bref, une combinaison de « plus » immatériels.
Ensuite, l’attente de nos clients varie selon leurs typologies. Un EPCI (Etablissement public de coopération intercommunale) a des besoins de coordination et d’harmonisation, par exemple en matière de transports ; les Chambres consulaires (CCI et CMA) sont demandeuses de prestations visant à optimiser l’attractivité du bassin d’emploi ; les syndicats et les fédérations d’acteurs privés s’intéressent plus particulièrement aux aides publiques, etc. Tout cela explique que, pour nous, s’adresser à des décideurs locaux est synonyme de repositionnement permanent.
Ludovic JEANNE : Une remarque qui renforce ce que disait Audrey sur la valeur ajoutée d’un consultant indépendant en matière d’intelligence territoriale : prendre une décision stratégique, c’est choisir. Et choisir, c’est éliminer. Or à de rares exceptions près, les collectivités territoriales, parce qu’elles sont composées d’élus, recherchent plutôt le compromis. D’où la faiblesse de leurs programmes d’action économique, qui sont le plus souvent des mesures destinées à satisfaire tout le monde plutôt que des pistes permettant de s’adapter à une situation, changeante par définition. Comment s’adapter ? En privilégiant un scénario par rapport à d’autres. D’où l’importance d’une instance extérieure capable de présenter un éventail de possibilités à partir du renseignement recueilli. Donc de pousser au choix stratégique plutôt qu’au compromis.
• Une question à propos de l’aide apportée par SVP dans le cadre de la transition numérique, notamment aux artisans. Est-ce qu’à la faveur de votre veille, mais aussi à la lumière des préoccupations de vos clients, la question des circuits courts est apparue ?
Audrey Tissot : Absolument ! Elle a surgi très souvent, en liaison avec l’économie solidaire, deux préoccupations très présentes dans le contexte actuel. Un nombre croissant de collectivités ont ainsi mis au point des plates-formes pour promouvoir les producteurs de leur territoire. Il est évident, de ce point de vue, que l’activité de veille qui est la nôtre peut les aider à s’inspirer de ce qui se fait ailleurs et qui fonctionne. C’est un travail qui rejoint celui dont parlait Rémy sur la redynamisation des centres-villes et qui s’effectue la main dans la main avec les chambres de métiers et les collectivités.
Rémy LAMARQUE : Effectivement, on s’aperçoit de plus en plus que la digitalisation est aussi importante pour les petites structures locales que pour les grandes. En matière d’artisanat, c’est même, bien souvent, un élément moteur pour booster le chiffre d’affaires, et pour les territoires, dans une période de crise comme celle que nous traversons, un élément de résilience non négligeable. L’évolution des modes de livraison au plus près des besoins qui s’expriment est, par excellence, un sujet central de l’IET.
• La crise de la CoViD-19 a-t-elle modifié le type de problématique rencontré par vos clients ?
Audrey Tissot : La survenue d’une crise de cette ampleur, avec ce qu’elle comporte de brutal et d’inattendu brouille en effet les perspectives, ce qui signifie que nos clients sont de plus en plus demandeurs de scénarios. Après la crise sanitaire, il est clair que c’est la crise économique qui suscite des inquiétudes. Beaucoup d’entreprises vont ainsi changer de partenaires d’affaires. Il n’est pas certain, par exemple, que celles qui confiaient leur sous-traitance à la Chine et qui ont vu leur activité s’arrêter, vont conserver intacts leurs circuits d’approvisionnement. Certaines tentent déjà de s’associer à des partenaires locaux, d’autres les ont déjà trouvés ! D’autres encore vont malheureusement devoir fermer, ou dans le meilleur des cas, changer de main. Et ne parlons pas des entreprises qui, à l’occasion de la crise, ont su se diversifier avec succès et qui vont arriver sur d’autres marchés – pensez aux industriels de l’automobile qui se sont mis à fabriquer des respirateurs ! Bref, tout bouge très vite et, de fait, la demande de veille informationnelle n’a jamais été aussi forte. La cartographie de la production va changer, mais aussi les méthodes et les objectifs de prospection. Autant dire que la plupart des marchés vont se reconfigurer…
Rémy LAMARQUE : … Avec des implications territoriales très fortes, non seulement dans les régions touchées par la crise de l’automobile (l’est et le nord) ou de l’aéronautique (le sud-ouest) mais aussi dans celles qui sont moins affectées et qui vont jouer la carte de la relocalisation, quand c’est possible bien sûr. Et dans tous les cas, avec une implication accrue des collectivités pour tenter d’organiser la résilience des populations concernées.
ANALYSE
Par Ludovic JEANNE
L’IE, en France, s’est construite d’abord comme une politique publique d’État. Très tôt des précurseurs (en tête desquels le Préfet Rémy PAUTRAT en Normandie) ont introduit la dimension territoriale, faisant émerger et formalisant des pratiques d’IE territoriale et ses principes. Cependant, en France toujours, les entreprises sont restées largement hermétiques à cette « nouvelle » culture du stratégique et à la vision du monde qu’elle sous-tend. Probablement que les différences de langage et d’ethos ont rendu la diffusion de l’IE, de ses pratiques comme de ses principes, difficile et finalement limitée ; à la différence d’autres pays où l’équivalent de l’IE (Competitive intelligence, Business intelligence, etc.) a été conçu comme une pratique d’entreprise. Ces différences de langage et d’ethos sont normales. Mais elles nécessitent d’être prises en compte dans la construction de langages, d’interfaces, de lieux d’échange permettant de surmonter ces frontières invisibles qui structurent et organisent nos sociétés comme nos économies.
Cela ne peut que renforcer notre intérêt pour les démarches professionnelles mises en place au sein d’une entreprise comme SVP : ce sont de tels acteurs économiques qui « font » l’IE au service des entreprises, bien souvent en écartant le vocable « intelligence économique » de leur langage professionnel. Cet effort de mise « à portée » des entreprises comme des collectivités locales des principes et des méthodes de l’IE est évidemment essentiel et peu importe le langage qui le permet. En effet, arrivés au stade de complexification de la globalisation économique où nous en sommes, les besoins d’anticipation des acteurs économiques, privés comme SVP, gagnent en acuité. Il faut donc y pourvoir efficacement. Or, en se tournant vers des prestataires comme SVP, les acteurs économiques déportent sur eux le défi de la résolution de l’« équation de l’anticipation ».
Cette équation a pour inconnue le temps, des temps, ceux où surviendront des événements économiquement significatifs qui viendront impacter une performance économique, une compétitivité, une attractivité territoriale, le maintien d’une entreprise sur un territoire, etc. Et les variables en sont : l’information, les connaissances que l’on peut construire sur sa collecte et son interprétation, la prise de décision stratégique adossée à cette connaissance utile et utilisable et la prospective stratégique articulant anticipation et choix entre différents avenirs possibles.
Or, l’on sait depuis longtemps que tous ces éléments ne s’inscrivent pas de façon linéaire et successive dans le temps. C’est là qu’apparait la véritable singularité de l’ « équation de l’anticipation ». En effet, elle repose sur les déphasages, ou si l’on préfère l’impossible coïncidence dans le temps de trois « moments » : celui où un changement stratégique est décelé sans être certain, celui où il est avéré et provoque un impact sur l’organisation ou le territoire et celui, entre les deux précédents, où il faut prendre une ou des décisions. Ainsi, la décision stratégique est par nature une décision qui doit être prise avant que le changement qu’elle doit maîtriser ne soit totalement avéré. On ne décide donc jamais en contexte de certitude. Aujourd’hui bien moins encore qu’hier.
Sur cette « équation de l’anticipation », il faut relire Igor ANSOFF, notamment son article datant de 1975 sur la prise en compte des signaux faibles (que certains préfèrent dénommer « signes faibles ») pour s’éviter la « surprise stratégique ». Déjà en 1975 – il y a donc 45 ans ! – ANSOFF s’étonnait, nombreuses données à l’appui, de la faculté collective d’être surpris par des évènements à propos desquels de nombreuses informations, analyses, voire alertes existaient ; parfois depuis fort longtemps. Dans un ouvrage de management stratégique (« Implanting Strategic Management », 1990), il donnait avec MCDONNELL une définition toujours inspirante du « signal faible » : il précisait qu’il s’agit d’un « fait à propos duquel seules des informations partielles sont disponibles alors qu’une réaction doit être entamée, si l’on veut qu’elle soit parachevée avant impact sur la firme* de l’événement nouveau ». Le décideur « sait » que « quelque chose » va arriver, il ne sait pas exactement quoi mais il en connait la nature et il doit prendre des décisions avant de savoir précisément ce qui va se passer sous peine de ne pouvoir faire face à l’évènement réel (et non plus potentiel) qui adviendra. Autrement dit, il doit anticiper, ce qui revient à décider dans une incertitude partielle mais avec la certitude que, sans décisions appropriées, l’événement ne pourra pas être atténué ou maîtrisé, sinon de façon notoirement insuffisante.
Et c’est là que réside le challenge auquel doivent faire face les entreprises privées de renseignement économique : leurs clients, en les interrogeant, reportent en bonne partie sur elles la responsabilité de la maîtrise de cette « équation de l’anticipation ». Et c’est dans l’exercice de cette responsabilité que résident leur succès ou leurs difficultés, mais aussi ceux des entreprises et des collectivités qui font appel à eux.
* au sens de la théorie de la firme : organisation, entreprise.
PRÉSENTATION DE SVP
Par Audrey TISSOT
Fondée en 1935, SVP était, à l’origine, une société publique (dépendant des PTT) qui s’adressait non seulement aux entreprises mais aussi aux particuliers. Avant-guerre, le service portait surtout sur les démarches administratives, pour désengorger les services de l’Etat. A partir des années 1950, en cette période où Internet n’existait pas, l’idée était que tout le monde puisse demander tout sur tout et obtenir une réponse précise en un temps record. Cela pouvait aller d’une consultation juridique spécialisée à l’adresse d’un restaurant où emmener ses clients, en passant par l’analyse d’une transaction. Les sociétés de production TV ou cinéma ont également eu recours à SVP pour préparer leurs fictions car l’entreprise disposait d’une masse de documentation considérable dans tous les domaines possibles. Dans les années 1970, SVP s’est beaucoup investi dans la télévision grâce à des émissions-culte comme Les dossiers de l’écran ou La une est à vous, où elle gérait les questions de dizaines de milliers de téléspectateurs. C’est à cette époque que la société s’est ouverte au privé, avec pour actionnaire principale Brigitte de Gastines, qui a l’a revendue à Kerudys en 2002. Internet devenant un acteur majeur, le métier de SVP s’est complexifié en intégrant des outils de recherche plus élaborés et en développant les fonctions de veille que j’ai décrites. Pour résumer, notre rôle était autrefois de pallier la pénurie d’information, aujourd’hui il est de gérer le trop-plein en hiérarchisant les données, en les triant, en les vérifiant, en faisant en sorte de remonter à la source primaire afin que ces données soient rendues fiables, consolidées, donc opérationnelles.
BIOGRAPHIES
Audrey TISSOT
Après des études de gestion de l’information et de veille et une spécialisation en stratégie des organisations, Audrey a intégré la veille dans le domaine financier (avec des expériences chez Crédit Agricole et Convictions AM). En 2012, elle rejoint SVP, entreprise de conseil pour les entreprises et collectivités en tant que veilleur. Cette expérience lui permet de travailler sur la gestion de projet de veilles à destination des entreprises mais aussi des collectivités et structures publiques. Depuis 2019, Audrey est manager du Pôle Information Économique et Sectorielle de SVP. Son équipe et elle continuent de renforcer leur lien avec le secteur public grâce à des veilles permettant de les accompagner sur les enjeux de leur territoire.
Rémy LAMARQUE
Après un double cursus universitaire en géopolitique et sciences politiques-relations internationales, Rémy réalise un contrat doctoral de géographie, dans le cadre d’une convention CIFRE, en partenariat avec l’entreprise de conseil SVP, l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et l’École de Management de Normandie. À ce titre, il exerce en tant que « doctorant – chargé de veille ». Sa recherche porte sur les enjeux (normatifs, spatiaux, économiques et sociaux) liés à la sécurisation des espaces publics dans le contexte post-terroriste… Voire post-COVID-19. Il exerçait auparavant le métier de veilleur/ analyste auprès d’industries du secteur de la Défense.
ABSTRACT
TERRITORIAL ECONOMIC INTELLIGENCE IN BUSINESS ORGANISATIONS: THE SVP INTELLIGENCE EXPERIENCE
What if the public sphere did not possess, or no longer possessed, a monopoly of Territorial Economic Intelligence (TEI)?
In France, Economic Intelligence in general, and Territorial Intelligence in particular, were born historically from institutional processes, starting from the Martre Report (1994) drafted under the framework of the former Planning Commission (Commissariat General au Plan). Would this be the reason for Territorial Economic Intelligence to have been so slow to spread to business organisations, contrary to what happened in English-speaking countries where competitive intelligence was very quickly adopted? This is the true issue with institutional settings where each sphere has its own codes, analysis grids and vision of ‘what should be done’. Hence a structural difficulty to make French territories more competitive to face international competition in the era of Economic Globalisation: close cooperation between French or European business organisations, but also with public authorities (European, National, Territorial, Local) is a must but is never guaranteed.
The originality of this seminar springs from this fact and, as the very first of its kind, it was an outcome of a meeting between EM Normandie and SVP, a well-known firm of consultants which has invested quite a lot in TEI and includes among its clients qite a few territorial institutions. Ms Audrey TISSOT, a manager at SVP, came to share her experience and knowhow together with one of her team members, Mr Rémy LAMARQUE, a doctoral student who is working within SVP on a Dissertation under the CIFRE1 Scheme, supervised by Dr Marie MORELLE (Université Paris 1) and Dr Ludovic JEANNE (EM Normandie).
1/ CONVENTIONS INDUSTRIELLES DE FORMATION PAR LA RECHERCHE (CIFRE), a scheme whereby a business organisation will obtain public funding to recruit a young doctoral student whose research work, supervised by a public research laboratory, will lead to the defence of a dissertation.