Jérôme Fourquet : Les territoires doivent jouer le rôle d’une puissance inclusive à part entière

Photo : Jérôme Fourquet : Les territoires doivent  jouer le rôle d’une puissance inclusive à part entière

Diplômé de l’IEP de Rennes, titulaire d’un DEA en géographie électorale, Jérôme Fourquet, né au Mans en 1973, est depuis 2011 le directeur du département Opinion et Stratégies d’entreprises de l’institut de sondage Ifop. Analyste reconnu du tissu économique et social français, passionné d’histoire politique et de sociologie, il a beaucoup étudié les mouvements protestataires et/ou identitaires, l’euroscepticisme de droite comme de gauche, ou encore les intégrismes religieux.

Dans l’entretien qu’il a accordé à Jean-Guy Bernard, Directeur Général de l’EM Normandie, Jérôme Fourquet revient sur la thèse développée dans son dernier essai, L’archipel français (Seuil, mars 2019) : la matrice classique, “catho-républicaine”, qui structurait l’imaginaire français s’est effacée au profit d’une société sans référentiel dominant, donc portée à se fragmenter sociologiquement et politiquement. Pourquoi les collectivités locales ne s’imposeraient-elles pas dès lors comme les principaux pouvoirs intégrateurs sur les territoires ?

 

Vous venez de publier au Seuil, début mars, L’archipel français. Ce travail minutieux qui intrigue et dérange a pour sous-titre : Naissance d’une nation multiple et divisée. Est-ce un constat tragique ou est-il porteur de la vision d’une nouvelle France, dont le territoire ne serait plus un, mais constitué d’un archipel de territoires à de multiples échelles ?

Ce qui est certain, c’est que nous vivons un basculement anthropologique dont la dernière élection présidentielle fut la traduction politique, avec l’échec simultané des deux grands partis traditionnels de gouvernement. Certains peuvent s’en féliciter, d’autres s’en désoler, mais le fait est là, que le politologue n’a pas à juger : derrière l’éclatement du paysage politique français, il y a la disparition, en germe depuis longtemps, mais cette fois bien attestée, du fameux clivage droite/gauche dont Georges Dupeux avait identifié pour la première fois les ressorts à propos des élections législatives de 1936 – celles du Front populaire – en établissant une concordance presque parfaite entre le degré de pratique religieuse et la structuration politique des territoires.

Aujourd’hui, cette structuration d’origine religieuse a presque totalement disparu. Ou elle est devenue résiduelle, au point qu’on peut parler, avec Emmanuel Todd et Hervé Le Bras, d’un “catholicisme zombie”, dont les manifestations sociologiques s’observent encore dans certains domaines – par exemple : l’importance de l’école libre dans le Grand Ouest – mais dont l’influence morale a déserté la vie quotidienne, y compris dans les zones où la religion était historiquement prégnante.

Comme l’a si bien analysé Marcel Gauchet, les sociétés européennes dans leur ensemble ont été frappées, dans les quarante dernières années, par un processus de sortie accélérée du religieux. De sorte que, mécaniquement, ce déclin du christianisme a affaibli la matrice structurante qu’on pourrait appeler, pour résumer, catho-laïque, ou catho-républicaine. D’où la disparition très rapide du référentiel judéo-chrétien dans un nombre incalculable de domaines, idéologie dominante dont même les anti-cléricaux d’autrefois étaient partie prenante puisqu’ils se définissaient contre elle. Pour preuve, l’effondrement politique du communisme, commencé en France en 1981, a suivi de près celui du christianisme, dont les premiers signes se sont manifestés dans les années Cinquante. Résultat : l’opposition cathos-laïques avec tout ce qu’elle comportait de chocs frontaux, donc de bipolarisations, a laissé place à une atomisation générale des croyances et des  comportements.

Ce qu’observent les démographes, les sociologues, les politologues, les sondeurs, au travers de leurs enquêtes, ce n’est pas seulement l’effacement des repères autrefois imposés par la religion. Au-delà de la remise en cause de la morale traditionnelle (recul du mariage, quasi consensus sur l’IVG, acceptation croissante de l’homosexualité, évolution juridique des structures familiales, rapport renouvelé au corps avec le progrès de nouvelles pratiques comme l’incinération ou le tatouage etc.), on note l’émergence de morales alternatives. Par exemple, le refus de la hiérarchisation des espèces porté par le véganisme ou la montée de revendications plus individualistes qui vont de l’essor spectaculaire des prénoms rares (avec pour corollaire l’effondrement des prénoms chrétiens, comme Marie) jusqu’à la remise en cause de l’information délivrée par les grands médias… Une tendance lourde qui a pour conséquence, notamment chez les jeunes générations, une montée en flèche des interprétations “complotistes” de l’actualité…

C’est dire combien, derrière “l’archipellisation” des territoires, que la crise des Gilets jaunes a illustrée, se profile une “archipellisation” de la société toute entière qui, pour la première fois depuis longtemps, ne dispose plus d’un référentiel commun, fût-ce pour le contester ! Voilà pour le diagnostic général.

Comment penser, dans un tel cadre, le développement économique et social des territoires ? Comment définir, également, leur future légitimité politique ?

La légitimité des territoires, c’est justement de pouvoir réconcilier, au plus près de l’intérêt général, ce qui, à l’échelon national, donc vu d’en haut, peut apparaître comme contradictoire, voire totalement insoluble ! Ce qui peut faciliter les choses, c’est que l’Etat a progressivement abandonné la logique centralisée qui était la sienne en matière d’aménagement du territoire. L’époque de la Datar appartient au passé  : aucun gouvernement ne prendra plus, sans concertation, des décisions du type de l’implantation de Citroën en Bretagne pour absorber localement l’exode rural. Même chose pour la création autoritaire de villes nouvelles, comme ce fut le cas en région parisienne… Le feuilleton de Notre-Dame-des-Landes a montré, s’il en était besoin, que l’opinion n’était plus prête à accepter ce type de politiques. Dès lors, il est clair que les collectivités locales deviennent les principaux pouvoirs organisateurs des territoires. Et que ceux-ci doivent jouer le rôle d’une puissance inclusive à part entière…

Prenons l’exemple des transports : au-delà du débat entre maintien des dessertes ferroviaires locales ou nouvelles lignes de cars, le co-voiturage s’impose comme un enjeu fondamental que les territoires commencent d’ailleurs à prendre en main. D’ailleurs, qui d’autre qu’eux le pourrait ? Certains Conseils territoriaux ont ainsi créé, dans chaque canton, des parkings dédiés qui sont autant de lieux de rendez-vous, mais aussi des sites internet qui permettent de gérer l’offre et la demande.

Même chose pour l’organisation des flux entre les métropoles régionales et leur hinterland. Voyez Rennes, qui ne s’est pas spécialement distinguée dans l’épisode des ‘‘gilets jaunes’’, et prenez, à l’inverse, Bordeaux, qui en a été le point d’orgue. A Rennes, le développement urbain a été très équilibré et il existe aujourd’hui des infrastructures de bus qui desservent très efficacement, non seulement les faubourgs mais aussi et surtout la campagne environnante. Bordeaux, c’est le contre-exemple absolu. Le coût de la mobilité pour les populations originaires de la périphérie a été notoirement sous-estimé par les aménageurs. Résultat : le premier péage incendié au tout début de la crise, n’est autre que celui de Virsac, qui voit chaque matin, 30.000 véhicules se déverser sur la métropole bordelaise. Voilà qui démontre qu’en matière d’intelligence territoriale, le hasard n’existe pas !

Autre revendication que nous autres, sondeurs, voyons monter en parallèle à la question des transports : celle du cadre de vie. La réponse est typiquement du ressort des collectivités. Et cela ne concerne pas seulement la pollution atmosphérique. Cette revendication de qualité peut tout aussi bien viser la logistique de certaines implantations industrielles, comme par exemple, les plates-formes Amazon. Certains élus ne comprennent pas toujours la réticence des populations à les accueillir. Après tout, de telles implantations ne génèrent-elles pas un grand nombre d’emplois ? Certes, mais deux objections interviennent : ce sont des emplois très mal payés – des manutentionnaires, des caristes, bref, les nouveaux OS – et qui génèrent un fret routier incessant… Du coup, d’autres élus hésitent ou les refusent carrément, comme le maire de Chartres (Eure et Loir). Son argument : en termes de foncier, d’artificialisation des sols, il y a plus d’inconvénients que d’avantages à attirer cette catégorie d’entreprise. Sans doute Chartres, située à 80 km de l’agglomération parisienne,  peut-elle se passer d’Amazon. Mais d’autres, dans une situation beaucoup plus excentrée, se damneraient sans doute pour dire oui. Ce qui montre bien l’extrême diversité des logiques territoriales et des attentes des citoyens.

La France dite “périphérique”, où se recrute une partie des Gilets jaunes, dit son attachement au maintien d’un service public ancré dans les territoires. Comment parvenir à rétablir un équilibre dans une société française et entre des territoires qui apparaissent chaque jour  plus divisés ?

Encore et toujours en s’efforçant de parvenir à un diagnostic au plus près de la réalité. Ce qui implique de se méfier des interprétations “globalisantes”. Un exemple. Quand on demande aux Français qui sont allés “cliquer” sur le site du Grand débat s’ils ont, pour leurs déplacements quotidiens, une “possibilité de recourir à d’autres solutions que la voiture individuelle”, 37% disent “oui”, et 19 % disent qu’ils n’utilisent pas l’automobile ! Ce qui signifie que 56% de ces personnes n’ont pas de problème majeur de mobilité, contre 33% qui déclarent en rencontrer et 11% qui ne savent pas. Le décalage est donc total entre les préoccupations de ceux qui ont participé au Grand débat et ce que disent ceux qui ont occupé les ronds-points… En réalité, c’est la France des grandes métropoles qui a répondu au questionnaire du gouvernement ; pas celle des Gilets jaunes, qui est celle de l’étalement urbain. Entre ceux qui font primer la transition écologique et ceux qui mettent au centre de leurs préoccupations la question des mobilités, la fracture territoriale est, là encore, décisive. A oublier ce détail, on se trompe de solutions !

A la veille des élections européennes qui auront lieu le 26 mai prochain, comment le sondeur et politologue que vous êtes voit-il l’évolution des opinions régionales à l’égard de l’Europe et de ses institutions ? Existe-t-il des césures discernables au sein des territoires face à l’enjeu européen ?

L’évolution de l’opinion connaît les mêmes clivages à l’échelon national qu’à l’échelon régional. Outre la distinction entre les régions frontalières, plutôt favorables à l’Europe (mais attention, une fois de plus, à ne pas globaliser : même dans ce cas, l’opposition métropole / périphérie peut réserver des surprises) et les territoires touchés de plein fouet par la désindustrialisation, lesquels ont fourni les gros bataillons du “non” au traité de  Maastricht, en 1992 puis au projet de Constitution européenne de 2005, l’opposition qui me paraît la plus frappante se situe entre les zones qui tirent leur épingle du jeu de la mondialisation et celles qui en sont exclues ou ont le sentiment d’en être les victimes.

Or ces disparités peuvent exister au sein d’un même territoire, à quelques kilomètres près, ce qui rend indispensable le recours à la géographie électorale, et non plus seulement à une approche sociologique verticale. C’est ce que j’appelle l’analyse en 3D qui associe le sondage classique, sur 1000 ou 2000 personnes, et l’enquête sur des échantillons pouvant dépasser 10.000 interviewés, intégrant des critères de localisation très précis. En croisant les données socio-démographiques classiques avec une approche territoriale, on obtient ainsi une claire vision des dynamiques spatiales… Qui peut être très utile, entre autres, pour les aménageurs locaux, en dévoilant certaines fractures qu’un résultat électoral global (sur une circonscription, et même un canton) ne peut suffire à dévoiler.

 

Par exemple ?

Prenez deux exploitants habitant la Bourgogne viticole, à quelques kilomètres l’un de l’autre. L’un produit du Chambolle-Musigny dont il envoie plusieurs milliers de bouteilles par an en Chine et au Japon. Il est de plain-pied dans la mondialisation, il en vit, il ne la conteste pas. Son cousin est agriculteur traditionnel, à l’autre bout du canton. Il n’arrive plus à boucler ses fins de mois, il n’est pas dans une situation fondamentalement différente qu’un paysan endetté du Massif central.

Même famille, même catégorie socioprofessionnelle vu de loin… Et pourtant, une terrible fracture entre eux avec, sans aucun  doute, des engagements différents quand, le 26 mai prochain, il faudra mettre  son bulletin dans l’urne !

 

En guise de conclusion, pensez-vous que le modèle jacobin traditionnel qui prévalait depuis plusieurs siècles en France puisse s’effacer définitivement ? Serait-ce alors la fin du modèle républicain français tel que nous l’avons connu ?

Il est difficile de prévoir de quoi va accoucher la crise de confiance actuelle ajoutée à celle que traverse l’Europe ? Ce que je sais, en revanche, c’est que, même si la sécession des élites que j’évoque dans mon livre est bien réelle – “Quand je vais à New York ou à Berlin, je me sens plus chez moi culturellement qu’en Picardie” a dit le numéro un d’une liste (de gauche) qui va concourir aux élections du 26 mai – l’attachement au modèle républicain reste très fort dans une partie de la population.

Chez les Gilets jaunes, par exemple, c’est lui, et lui seul, qui a été mis en avant. Et même le modèle républicain des origines : “cahiers de doléances”, drapeau tricolore, jusqu’à la guillotine… C’est la première fois, aussi, que les manifestations parisiennes ont évité le parcours traditionnel de la gauche politique et syndicale, par exemple, Bastille-Nation. Ce qui prouve, là encore, que l’effacement des clivages traditionnels est bien engagé. Et que, même dans la capitale, le choix du territoire revêt une importance symbolique !

Jérôme Fourquet, extraits :

– La gentrification des grandes métropoles. “Sous l’effet conjugué de la hausse des prix de I’immobilier, de la tertiarisation du tissu économique et de la ‘‘gentrification’’ des anciens quartiers ouvriers, la diversité sociologique s’est considérablement réduite dans le cœur des grandes villes. Alors que la part des catégories populaires chutait fortement, celles des cadres et des professions intellectuelles grimpait en flèche. Le cas de Paris est emblématique. Les cadres et les professions intellectuelles représentaient seulement 24,7% de la population active parisienne lors du recensement de 1982. Cette proportion est passée à 33% en 1990 puis à 36,6 % en 1999, pour atteindre 46,4% en 2013. En l’espace de 30 ans, leur poids a donc quasiment doublé quand la proportion des employés et des ouvriers était divisée par deux”.

– Fin des référentiels classiques : le baromètre des prénoms rares. “Nous sommes là en présence de la manifestation la plus poussée de la volonté de distinction manifestée par les parents qui font preuve, en I’occurrence, d’une très grande originalité, puisque le prénom qu’ils retiennent ou inventent pour leur enfant ne sera donné au mieux que par un autre couple (puisque le prénom rare, rappelons-le, se définit d’après I’INSEE comme ayant été donné moins de trois fois) dans une année qui compte entre  750 000 et 800 000 naissance… Si on se penche sur cette catégorie particulière, la tendance à l’individualisation, symptôme de la dislocation d’une matrice culturelle commune, apparaît spectaculairement. On ne comptait ainsi qu’environ 4 000 naissances portant un prénom rare en 1945. Ce chiffre n’a pas beaucoup progressé jusqu’au début des années 1960 (5 800), puis il a très fortement augmenté dans les décennies suivantes pour atteindre 17 500 en 1990 avant de connaître une véritable explosion depuis vingt-cinq ans avec pas moins de 55 000 nouveau-nés portant un prénom rare répertoriés en 2016, et ce sur 762 000 naissances ! Il s’agit là d’une tendance de fond. Pour autant, tous les départements ne sont pas également concernés par ce phénomène. La carte fait ainsi apparaître un Bassin parisien élargi au sein duquel la proportion de nouveau-nés portant un prénom rare est supérieure à la moyenne. […]

Tout se passe comme si le très grand bassin parisien, territoire précocement déchristianisé et bastion de la famille nucléaire, constituait le foyer principal de cette appétence pour l’individualisation et la distinction à outrance. Dans le cœur du pays, la désagrégation de la matrice catho-laïque est sans doute la plus accomplie, libérant ainsi un espace à une autonomisation accrue de l’individu, affranchi du poids des traditions et des héritages…”

L’archipel français, naissance d’une nation multiple et divisée, de Jérôme Fourquet,  Seuil 2019.


Abstract

Territories must acquire an inclusion power role in their own right

Born in Le Mans in 1973, Jérôme Fourquet graduated from IEP Rennes, and holds a postgraduate in Electoral Geography. Since 2011, he has been the Director of the Opinion Polls & Strategies Department at IFOP, the International Market Research Group. As a recognised analyst of the French economic and social fabric, a passionate student of political history and sociology, he has studied in depth protest and/or identity movements, both right wing and left-wing Euroscepticism, or even religious integrism.

In this interview he granted to EM Normandie Director General Jean-Guy Bernard, Jérôme Fourquet reviewed the idea he put forward in his latest essay L’archipel français (Seuil, March 2019): the classical Catholic-Republican matrix, which used to structure the French imagination, has been superseded by a society without any dominant referential, hence prone to sociological and political fragmentation. Given this, why shouldn’t local communities step in to stand as the main integrating powers in the territories?

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