Le sens de la place en entreprise : entre justice spatiale et privilège symbolique

Photo : Le sens de la place en entreprise : entre justice spatiale et privilège symbolique

L’une de nos dernières recherches académiques expose la manière dont des top managers d’un grand groupe ont défendu leur statut hiérarchique en luttant pour conserver une place de choix lors de la mise en fonction du nouveau siège social de leur entreprise, au milieu des années 1990. Même si notre étude montre que la question de ce que nous appelons le « privilège spatial » s’inscrit dans un contexte historique spécifique, on ne peut que s’interroger sur ce qu’il en est maintenant, à l’heure du développement du travail hybride, du flex-office, et de l’usage accru des technologies de communication.

Au moment de leur conception, les espaces des entreprises ne sont jamais neutres ni vides de sens. Pour le sociologue François Lautier (1999), ils traduisent matériellement avec plus ou moins de clarté les intentions managériales et organisationnelles des dirigeants. Ces espaces sont une sorte de projection idéalisée, reflet d’une époque particulière, qui renseigne à la fois sur la manière dont le travail et la vie devraient s’y organiser, et sur la culture interne. En ce sens, ces espaces sont particulièrement révélateurs quant aux fonctionnements des entreprises qu’ils abritent.

Le cas sur lequel notre recherche s’appuie porte sur la mise en service d’un nouveau siège au milieu des années 1990, ce qui est en soi un signal très fort pour les employés, puisque cela annonce une nouvelle ère (Berg et Kreiner, 1992). Par ailleurs, ces grands bouleversements spatiaux s’accompagnent généralement d’une nouvelle philosophie interne, ce à quoi notre cas n’a pas échappé. En effet, il était question de faire de ce nouveau siège un outil de management où toutes les strates de l’organisation communiqueraient davantage, de manière formelle comme informelle, pour faire émerger plus d’innovations et d’entraide : en un mot, un vrai esprit de corps.

Or, pour occuper ce nouveau siège, il a été question de procéder à un macro-zoning qui a finalement contredit ce nouveau projet d’entreprise puisque certains top-managers ont davantage œuvré pour maintenir leur place auprès de la direction générale plutôt que de faire vivre le projet organisationnel et stratégique initial.

Notre article montre comment les top-managers ont reconstitué la structure pyramidale de leur organisation dans la configuration des lieux. Plus spécifiquement, nous avons mis en évidence comment ces derniers cherchaient coûte que coûte à s’accaparer une place (au sens du bureau – configuration et localisation) de choix dans l’organisation.

Place, proximité et distance

Pour comprendre l’importance de la place de chacun dans un espace, il est nécessaire de rappeler le principe élémentaire de physique qui veut que deux objets ne peuvent jamais occuper l’exacte même place. Ainsi, quel que soit l’espace à considérer, nous savons que chaque objet a nécessairement une place qui lui est propre et, par conséquent, que chacune de ces places est encastrée dans un jeu de mise en relation et de mise à distance avec les autres objets (Lussault, 2007). Dès lors, les places des individus dans un espace organisationnel ne sont ni vides de sens ni de valeurs, et, en toute logique, ce sont celles qui profitent d’un positionnement plus favorable que les autres qui sont les plus convoitées (Agnew et Duncan, 2014). À ce sujet, Lussault (2016) fait référence au principe d’interspatialité pour désigner les manières d’agir avec les autres dans l’espace, c’est à dire le fait de choisir à quelle bonne distance on se place vis à vis des uns des autres. C’est ce que nous avons précisément étudié dans notre article.

Or, c’est dans cette contrainte spatiale que les places vont grandement participer à la construction et au maintien de l’identité organisationnelle de chacun, ce qui explique pourquoi les individus attribuent une charge symbolique à la place qu’ils occupent dans l’espace (Soja, 2009). En poursuivant ce raisonnement, nous comprenons aussi que du fait de cette valeur symbolique donnée à chaque place, les individus dans un espace organisationnel peuvent chercher à s’octroyer une autre place que la leur s’ils se sentent lésés, ou encore lutter pour maintenir la leur s’ils la savent de grande valeur.

Principaux résultats de notre recherche

Pour analyser notre cas, nous avons emprunté des concepts issus à la fois de la géographie sociale, de la philosophie et des sciences de gestion, et nos données viennent essentiellement d’entretiens avec les acteurs clés du projet, ainsi que de nombreux documents internes.

Nos résultats montrent que la symbolique spatiale est suffisamment forte chez les salariés du groupe pour qu’ils cherchent coute que coute à défendre leur place qu’ils estiment légitime. Par ailleurs, une partie du top-management utilise son pouvoir/son influence hiérarchique pour s’arroger une place particulière (au plus près de la direction générale) et ce, au mépris d’un projet capital pour l’organisation, ce qui témoigne d’une forme de défense d’un privilège d’ordre symbolique (le privilège spatial) et de l’importance que cela revêt pour les individus. Enfin, nous voyons aussi que ces privilèges – rendus visibles aux yeux de tous par leur matérialité – ont généré des contestations (dénonciation par l’humour et l’ironie, soft-resistance), ce qui est également révélateur de la recherche des individus pour une plus grande justice spatiale au sein de leur entreprise.

Nous sommes conscients des limites de notre recherche, notamment celles liées au décalage temporel. Néanmoins, le fait que notre cas date des années 1990 a sans doute facilité la liberté de parole des acteurs interrogés ainsi que l’accès aux documents internes consultés. Les résultats complets de l’étude académique sera à lire prochainement dans la revue scientifique « Revue Internationale de Psychosociologie et de Gestion des Comportements Organisationnels ».

Auteur(s)
  • Photo :

    Sebastien Bourdin Professeur en géographie économique
  • Photo :

    Delphine Minchella Professeur assistant en théorie des organisations

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