Interview avec Gabrielle Vizzavona
Par Gabrielle Vizzavona
« Le whisky, à l’image du vin, est devenu un bien de collection, voire un actif d’investissement, avec des records de vente aux enchères qui dépassent de loin les prix atteints sur le marché du vin ».
Gabrielle Vizzavona : Pouvez-vous nous présenter brièvement votre parcours, votre position actuelle et le thème de vos recherches ?
David Moroz : Je suis enseignant-chercheur en économie et professeur associé à l’EM Normandie. C’est ainsi que je me suis mis à travailler, entre autres choses, sur le marché du whisky, avec pour objectif d’évaluer les déterminants de la valeur du whisky : la réputation de sa distillerie, de son terroir, son âge, le ou les types de tonneaux employés pour son processus de vieillissement, etc.
GV : Dans quelle mesure le marché du whisky a-t-il progressé ces dix dernières années ?
DM : Deux choses ont significativement changé sur le marché du whisky. Tout d’abord, le nombre de pays producteurs. Quand on parle whisky, un néophyte pensera au triptyque Écosse/Irlande/États-Unis, mais le fait est que d’autres pays sont entrés dans le jeu ; comme le Japon qui est aujourd’hui reconnu comme un producteur d’excellents whiskies. Il y a aussi plus récemment l’Inde, la Suède ou la France, notre pays étant passé de 2 distilleries à la fin des années 1990 à environ 90 aujourd’hui. Ensuite, le whisky, à l’image du vin, est devenu un bien de collection, voire un actif d’investissement, avec des records de vente aux enchères qui dépassent de loin les prix atteints sur le marché du vin. À titre de comparaison, le record d’une bouteille de vin aux enchères se situe entre 450 000 et 500 000 € tandis que celui d’une bouteille de whisky gravite autour des 2 millions d’euros.
GV : Qu’est-ce qui explique cet engouement mondial ?
DM : Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. Le premier est que le whisky peut être produit à partir d’une diversité de céréales, pas seulement d’orge, et que de nombreux pays peuvent trouver une opportunité d’en produire à partir des céréales auxquelles ils ont le plus facilement accès sur leur territoire. Ensuite, le whisky fait appel à des codes culturels qui ne se limitent pas à son univers et cela participe probablement à son succès. Enfin, du point de vue de la consommation, la logistique de stockage du whisky est relativement peu complexe : le produit ne s’altère pas avec le temps tant que la bouteille n’est pas ouverte, il supporte bien les variations de température et c’est aussi un alcool de base reconnu dans l’art de la mixologie.
GV : Le marché du whisky s’est-il « premiumisé » ?
DM : Avec l’augmentation du nombre de pays producteurs et notamment avec l’arrivée du Japon sur le marché depuis quelques décennies, oui, inévitablement. La production japonaise a bien participé à cette valorisation. La volonté de certains producteurs nippons, dans les années 1970, de s’engager dans une production de haute qualité, a permis au Japon d’être internationalement reconnu comme un producteur majeur au tournant du XXIe siècle. Les distilleries écossaises, qui produisaient déjà d’excellents whiskies, ont également cherché à améliorer la qualité de leur production et à diversifier leur offre. Et puis, le monde du whisky suit également les tendances de consommation; on voit apparaître depuis une petite décennie quelques whiskies bio, ou mettant en avant l’usage de céréales cultivées localement.
GV: Quels types de whisky sont les plus prisés ?
DM: Le marché de la collection est le terrain idéal pour répondre à cela, et le verdict est sans appel : les single malts écossais et japonais. En termes de caractéristiques du produit, on sait que les whiskies dits « bruts de fût », i.e. sans adjonction d’eau à la sortie du tonneau, et les whiskies plus âgés sont davantage valorisés, sachant cependant qu’il semblerait que les consommateurs ne fassent pas la différence, en termes de qualité espérée, entre des whiskies de 30 ans et des whiskies plus âgés.
GV: Quels marchés sont les leaders de la demande ?
DM: La France peut se targuer d’être le premier pays consommateur de whisky en termes de consommation par habitant, avec une consommation annuelle supérieure à 2 litres. Ceci procure une opportunité de demande intérieure intéressante pour les distilleries françaises qui ont vu le jour ces 20 dernières années. En volume de production, les pays leaders sont sans surprise l’Écosse et les États-Unis.
GV: Le Cognac ou le champagne sont portés par un imaginaire fort, qui évoque le luxe à la française, les têtes couronnées et notre riche patrimoine culturel. Par quoi est porté l’imaginaire du whisky ?
DM: Le whisky s’accommode relativement bien de certains romans nationaux et son imaginaire semble dépendant de la culture du territoire auquel la distillerie est rattachée. En Écosse, le whisky possède l’image de la rébellion, sa production ayant longtemps été une activité clandestine interdite par l’oppresseur anglais. Même chose pour l’Irlande, dont la production de pot still à base d’orge maltée et d’orge non maltée s’explique par le fait que la population irlandaise subissait une taxe uniquement sur l’orge maltée. Aux États-Unis, nombreuses sont les distilleries qui font référence, d’une manière ou d’une autre, à la période de la Prohibition. Cela étant dit, l’imaginaire du whisky n’est pas uniquement sulfureux. Les whiskies japonais ont construit leur histoire autour d’une image d’excellence, d’entrepreneuriat et d’innovation, mettant en avant les efforts qui ont été faits par les pionniers japonais du secteur pour imiter tout d’abord la production écossaise puis parvenir au même niveau de qualité.
GV: Quelle est la perception du consommateur en ce qui concerne le vieillissement ?
DM: Les consommateurs semblent avoir tendance à croire que plus un whisky est âgé, plus sa qualité est élevée. Leur disposition à payer pour un whisky plus vieux serait plus forte, même si de nombreux experts s’accordent sur le fait qu’un whisky plus âgé n’est pas nécessairement d’une qualité gustative plus élevée. Le néophyte considérera toujours qu’un 20 ans d’âge est meilleur qu’un 10 ans d’âge. Il semblerait cependant y avoir un plafond à 30 ans: à partir de cet âge, les consommateurs ne jugeraient pas un whisky comme significativement meilleur.
GV: Quelles sont les principales conclusions de vos travaux ?
DM: Si je dois faire une comparaison avec le marché du vin, qui a été étudié depuis de nombreuses décennies, je dirais que pour le whisky, la réputation de la distillerie importe significativement plus que la réputation du territoire sur lequel se situe la distillerie : cela laisse de belles opportunités aux entrepreneurs qui souhaitent se lancer dans l’aventure du whisky ! Ensuite, dans l’univers du whisky, la qualité du savoir-faire est peut-être plus déterminante que celle des matières premières. Les distilleries écossaises nous le prouvent bien, une partie de leur production étant réalisée à partir d’orge et de malt produits à l’extérieur du territoire écossais.