Le témoignage de Mathilde Aubry, enseignante-chercheuse à l’EM Normandie, pour France Info.
La pandémie de Covid-19 a fait exploser la demande concernant ces composants que l’on retrouve dans nos voitures, nos téléphones ou encore dans nos appareils électroménagers. Pour les consommateurs, des retards et des hausses de prix sont à craindre.
Une puce vous manque et tout est bouleversé. C’est en somme la situation difficile que traversent de nombreuses industries ces derniers mois face à la pénurie de semi-conducteurs, ces puces électroniques qui “permettent de transmettre l’information, de la stocker et de la calculer”, comme le résume Mathilde Aubry, économiste et enseignante spécialisée dans la transformation numérique à l’Ecole de management de Normandie. Depuis un an, si la demande atteint des sommets, les usines qui en dépendent tournent pour leur part au ralenti, ce qui affecte entre autres la production d’ordinateurs, de voitures et de téléphones.
Pour Mathilde Aubry, la crise actuelle est due à la pandémie de Covid-19, mais pas seulement. “Le secteur des semi-conducteurs est extrêmement complexe, détaille la spécialiste, il est très difficile d’y équilibrer la demande. La cyclicité du marché fait partie intégrante de son fonctionnement.”
L’année 2020 s’annonçait déjà tendue pour cette industrie de pointe, avec notamment l’arrivée de la 5G, le boom des appareils connectés et de l’intelligence artificielle. C’était sans compter la crise du coronavirus qui, plus particulièrement du fait des périodes de confinement et de l’essor du télétravail, a dopé les ventes d’ordinateurs, de tablettes et de consoles de jeux vidéo. Mécaniquement, la demande mondiale de semi-conducteurs a explosé, dépassant vite l’offre existante.
La pénurie a mis un coup d’arrêt à certaines usines, dans l’industrie automobile notamment. “Après les télécommunications, l’automobile fait partie des plus gros consommateurs de semi-conducteurs, souligne l’économiste, l’électronique est présente à toutes les étapes, chez tous les équipementiers ou presque. Les conséquences pour cette filière sont dramatiques.”
En France, l’usine du groupe automobile Stellantis à Rennes-La Janais (Ille-et-Vilaine) a par exemple connu plus d’une semaine d’arrêt en avril, une situation inédite pour cette usine qui emploie plus de 2 000 salariés. Ailleurs dans le monde, des usines du constructeur américain Ford ou du groupe Renault tournent elles aussi au ralenti. Elles réservent les précieuses puces à leurs modèles haut de gamme ou à ceux qui se vendent le mieux, comme l’a rapporté le Financial Times (article en anglais et pour les abonnés).
“Si je devais caricaturer, je dirais que ce qu’on a connu pour le papier toilette existe aussi pour les semi-conducteurs.”
L’autre grand secteur affecté par cette pénurie, “c’est l’électronique grand public” affirme Mathilde Aubry. Des ordinateurs personnels à l’électroménager, en passant par les jeux vidéo, de nombreux objets du quotidien deviennent de plus en plus difficiles à fabriquer. “Ce sont des produits dont on peut se passer un certain temps, tempère l’économiste, donc il n’y aura pas de rayons vides dans les magasins, mais on va certainement ressentir une hausse des prix.” Dernier exemple en date, le lancement des nouvelles consoles PlayStation et Xbox a été marqué par des ruptures de stock, et une forte spéculation sur les sites de revente.
Outre notre appétit pour les composants électroniques, la crise des semi-conducteurs souligne surtout la nécessité pour certains pays de reprendre le contrôle sur la fabrication de ces puces. “C’est un sujet hautement géopolitique, décrypte Salah Nasri, co-organisateur des Sommets internationaux des producteurs de semi-conducteurs (ISES). “Chacun veut développer sa propre filière, les gouvernements se penchent sur la question et d’importants financements pourraient être débloqués.”
Dans le secteur des semi-conducteurs, trois entreprises font la course en tête : l’Américain Intel, son concurrent sud-coréen Samsung, ainsi que le groupe TSMC, établi à Taïwan. Entre la puce électronique et l’appareil final figurent de nombreux intermédiaires, qui cherchent à constituer leurs propres stocks durant cette période exceptionnelle.
“En 2020, c’est l’équivalent de trois années de développement du numérique qui a eu lieu en six mois.”
Du côté des Etats-Unis, l’heure est à l’inventaire. “L’administration américaine a ordonné une étude approfondie de ce secteur, pour mieux connaître sa chaîne d’approvisionnement”, détaille Salah Nasri. Quant à Pékin, sa stratégie “Made in China 2025” annonce clairement la couleur. “Le pays cherche à être autosuffisant, avec au moins 50% des semi-conducteurs fabriqués sur son sol”, précise le spécialiste.
Quid de l’Europe ? La tâche paraît plus ardue pour le Vieux Continent, qui fabrique “moins de 6% de la production mondiale de semi-conducteurs”, rappelle Mathilde Aubry. “C’est vraiment une volonté politique, explique-t-elle, que ce soit à Taïwan ou aux Etats-Unis, ils [les producteurs] ont été sous intraveineuse de subventions et de soutiens.” Pour rattraper son retard, l’Union européenne vient de lancer une initiative (contenu en anglais) qui vise à faire collaborer ses industries de l’électronique et des systèmes embarqués.
“En matière de développement et de conception, on n’a pas du tout à rougir. On a tout ce qu’il faut sur le territoire.”
Mais sans financement suffisant, Mathilde Aubry craint que cette quête d’indépendance technologique n’aboutisse pas. “Est-ce que l’on va réussir à reconstruire et à développer une industrie européenne de semi-conducteurs ou est-ce que l’on est un peu pressé de revoir une production qui vient de l’extérieur ?” La question pourrait trouver sa réponse d’ici trois à six mois, soit le temps que cette pénurie se résorbe, d’après les analystes.