Quelle place pour l’intelligence artificielle dans les entreprises normandes ?

Photo : Quelle place pour l’intelligence artificielle dans les entreprises normandes ?

La chaire Digitalisation et Innovation au sein des Organisations et des Territoires (DIOT) de l’EM Normandie est heureuse de consacrer cette première rencontre au thème de la confiance et de la maturité numérique, ouverture d’une série que nous espérons pérenne et qui vise à acculturer les acteurs normands aux enjeux de la donnée et de l’Intelligence Artificielle (IA). Tel est en effet le but de cette chaire et de ses trois partenaires : le Crédit Agricole Normandie, le Groupe PTBG et la Région Normandie. 

Pour bien cerner cette question d’avenir s’il en est, Ludovic Jeanne, référent Intelligence Économique au sein de l’EM Normandie et responsable de la lettre Comprendre et Entreprendre a choisi de solliciter deux personnalités dont l’expertise est stratégique : Denis Escudier, vice-président du DataLab Normandie  mais aussi directeur associé de l’entreprise MomenTech, et Mathilde Aubry, responsable de la chaire Digitalisation et Innovation au sein des Organisations et des Territoires (DIOT) déjà citée.

Pour bien cadrer le débat, Denis Escudier, pouvez-vous définir en quelques mots ce qu’est l’Intelligence Artificielle ?  

Denis Escudier. Pour dédramatiser le sujet, qui suscite beaucoup de fantasmes, j’ai envie de reprendre à mon compte la définition que donne de l’IA l’un de ses trois pères, à savoir Yoshua Bengio, co-récipiendaire du prix Turing en 2018 (l’équivalent de la médaille Fields pour les mathématiques) : le but est tout simplement de rendre la machine moins stupide ! Autrement dit de reproduire le fonctionnement analytique de l’intelligence humaine à l’aide de programmes informatiques fondés sur les algorithmes.

Et vous, Mathilde Aubry, pouvez-vous tout aussi brièvement, nous dire où en sont les entreprises normandes sur cette question et pourquoi nous avons choisi de parler de « confiance » et de « maturité » numériques ?

Mathilde Aubry. Pour dresser un état des lieux, le Conseil régional de Normandie a créé un Observatoire des transformations digitales qui a adressé un questionnaire précis à quelque 2 000 entreprises normandes réparties sur l’ensemble du territoire. Le résultat est sans appel : seules 10 % des entreprises de la région se sont dotées des instruments permettant d’analyser les données massives. 

Ces instruments sont de trois ordres, étroitement interdépendants : technologiques, organisationnels et sociaux. Ils sont les marqueurs de cette « maturité digitale ». Enseignement complémentaire : il est ressorti de ce questionnaire que 70% des entreprises consultées ne se sentaient ni en retard ni en avance par rapports à leurs concurrentes. 

Deux explications possibles : soit c’est le cas, et cela signifie que la maturité digitale est loin d’être atteinte, en France, mais aussi à l’étranger ; soit les entreprises normandes n’ont pas encore pris conscience de ce qu’est la maturité numérique…

Une précision : qu’entendez-vous par données « massives » et quel est leur lien avec l’IA ?

DE. Les données massives sont des volumes (au-delà du gyga de stockage, on parle de terabyte, petabyte, exabyte) toujours plus importants de données hétérogènes, variables et non structurées qui peuvent être agrégées et traitées pour aboutir à dégager des informations significatives. En un mot comme en cent, c’est le matériau de base de l’IA qui, dans un deuxième temps, en tirera ses préconisations en matière d’aide à la décision.

MA. D’où l’importance des instruments dont disposent les entreprises pour les traiter…  Or le chiffre de 10% que j’ai cité recouvre de fortes disparités puisque seules 5,7% des entreprises de moins de 10 salariés possèdent les outils idoines, contre 15,9 pour celles de plus de 10 salariés… 

Pour résumer, on constate très clairement que les entreprises normandes ne sont réellement « up to date » qu’au premier stade de la maturité numérique : 99,1% des structures de plus de 10 salariés et 91,9% des plus petites ont déjà digitalisé les échanges (mail, messageries instantanées etc.). En revanche, on commence à peine à voir émerger les outils de gestion qui vont être en mesure de d’organiser et de structurer ces données (facturation automatisée, comptabilité en ligne etc.) ; quant aux outils de gestion et de pilotage de l’entreprise, cela reste encore très marginal.  Par exemple, seuls 29% des PME de plus de 10 salariés possèdent un outil de gestion de leur relation clientèle, et 14,4% seulement des entreprises de moins de 10 salariés…

DE. Il est intéressant de constater que moins de la moitié des entreprises disposent d’outils de gestion de type CRM (Customer Relationship Management) ou autre, ce qui signifie que des gisements énormes existent pour améliorer leur modèle économique. J’ajoute qu’une autre recherche reste à faire : parmi les 10% d’entreprises armées pour traiter la donnée massive, combien d’entre elles savent en tirer profit pour faire évoluer leurs performances ? Surtout, combinent-elles cet outil avec d’autres outils ?  Une prochaine enquête le dira sans doute.

Que dites-vous justement aux entreprises normandes qui hésitent à passer un seuil ? Quel intérêt peuvent-elles tirer d’une numérisation accrue ? 

MA. Un premier élément de réponse consiste à comparer ce qui différencie les entreprises équipées pour la digitalisation de celles qui ne le sont pas. Toutes celles qui le sont, sans exception, constatent un impact positif sur leur organisation interne et leur stratégie. Y compris en termes de résultats et de performances. Faut-il dès lors s’étonner qu’elles se sentent plus en avance que les autres ?

DE. Parmi les acteurs de l’IA en Normandie, il y a une entreprise qui s’appelle Soyhuce, laquelle a réalisé un système d’optimisation automatisée du planning d’équipes particulièrement significatif pour des entreprises dont l’activité première est la gestion du temps. Il s’agit en l’espèce d’améliorer les plannings de centres d’appel soumis à des contraintes très précises en termes d’horaires et de résultats, en tenant compte à la fois des vœux des collaborateurs et des exigences de l’entreprise. 

Je pourrais également citer un algorithme utilisé par les compagnies d’assurance, lequel permet d’évaluer les dégâts subis par un véhicule sans avoir à passer par un carrossier pour établir le devis. Chacun gagne du temps : le client, l’assureur et le carrossier. Chez MomenTech, nous avons mis au point un algorithme analogue pour rechercher, extraire et exploiter les données utiles d’un document scanné transmis via extranet. Dans un tout autre domaine, de plus en plus de centres commerciaux font appel aux algorithmes portant sur les heures de fréquentation et le comportement des clients en ajoutant des données externes : météo et trafic notamment ; cela sert évidemment aux clients, mais aussi et surtout aux agents immobiliers pour évaluer les prix des fonds de commerce dans tel ou tel secteur ; et je ne parle pas des applications dédiées à la sécurité passive, qu’il s’agisse de détecter une forme humaine sur un site où elle ne devrait pas se trouver, ou encore, une automobile qui force un passage piéton…

Quand on voit l’immensité du champ d‘application de l’IA, comment expliquer que les entreprises restent si frileuses ? Est-ce de l’inquiétude ou de la méfiance face à l’inconnu ?

MA. Curieusement non. Notre étude démontre très clairement qu’il n’existe pas de crainte exagérée quant au numérique, y compris chez ceux qui n’ont pas encore sauté le pas. Plus étonnant encore, plus des trois quarts des entreprises interrogées nous ont répondu qu’elles étaient conscientes des enjeux de sécurité (75,77%). Nous sommes donc confrontés à une situation paradoxale qui voit une large majorité d’entre elles accorder de la valeur à leurs données et une minorité seulement sauter le pas pour les protéger réellement et les valoriser… 

Pour résumer, je dirais que l’acculturation au numérique et à ses enjeux est en cours, mais nous n’en sommes pas encore à une situation où la prise de conscience débouche sur un saut qualitatif. 

Est-ce qu’il ne faut pas s’interroger, alors, sur la formation dont bénéficient – ou non – les entreprises ? 

DE. Très certainement. Et de ce point de vue, la formation des salariés est au moins aussi importante que celle des dirigeants. Et il me semble qu’il nous faut prendre ici également en compte la formation des étudiants qui sont de futurs dirigeants et de futurs salariés ! J’ajoute que cette sensibilisation ne doit pas seulement être dirigée en direction des data analystes (qui ont plutôt moins besoin que les autres d’être convaincus) qu’en direction des cursus traditionnels… La confiance dans le numérique passe d’abord par sa connaissance : c’est là que réside le grand chantier !

Pour former, il faut susciter une appétence. Comment faire pour rendre les TPE et PME demandeuses d’une formation ? 

MA. En ce domaine, la pédagogie est de fait primordiale. Je pense, à l’instar de Denis, que l’implication des salariés est un moteur très fort. Plus les salariés auront conscience de l’impératif digital, et plus leurs dirigeants suivront. Surtout, cette volonté partagée débouchera, au-delà de l’équipement lui-même, sur une stratégie globale. 

DE. Cette pédagogie, c’est l’une des missions du DataLab Normandie, laquelle consiste à faire comprendre l’importance de la donnée et de sa valorisation par l’IA, mais aussi à accompagner un maximum de projets grâce à des services appropriés. Parmi les services que nous proposons, il y a bien sûr la coordination entre les différents acteurs du territoire, avec la désignation d’un référent unique chargé de mettre l’entreprise en relation avec toutes les compétences utiles au projet, d’identifier les lieux pilotes, les sources de financement, et d’aider à les mobiliser. Bref, nous proposons d’immerger l’entreprise dans un véritable écosystème qui, comme je le disais en commençant, va permettre à ses dirigeants de dédramatiser leur rapport au numérique.

MA. Cette appartenance à un réseau est très importante dans la réussite de la transformation numérique. L’enquête que nous avons réalisée le confirme d’ailleurs pleinement : plus de 25 % des patrons dont l’entreprise est équipée pour la transformation numérique font partie d’un ou de plusieurs clubs de dirigeants, contre 10% seulement de ceux dont l’entreprise ne l’est pas encore.

Toute révolution technologique implique une régulation. Que pouvez-vous nous dire sur cette grande question qui intéresse non seulement les entreprises, mais l’ensemble des citoyens ?  

DE.  Cette régulation passe par un cadre à la fois global et légal qui permet de gérer l’intégrité des données, publiques comme personnelles, et bien sûr leur sécurité. L’intégrité consiste à veiller à ce que ces données ne soient pas détournées de leur but ; la sécurité, c’est évidemment s’assurer qu’elles ne sont pas volées. Tout cela est géré par un ensemble de textes dont les plus anciens remontent à 1978 avec la création de la CNIL (Commission Nationale Informatique et Libertés) et qui, quarante ans plus tard, ont donné lieu au RGPD européen de 2018. Mais il faut aller encore plus loin puisque, en 2018, les Américains ont promulgué le fameux Cloud Act, qui donne licence à la Justice des États-Unis pour intervenir sur les données détenues par les entreprises américaines, y compris en territoire étranger. Préserver la souveraineté numérique européenne sera évidemment le combat des prochaines années. 

Avez-vous identifié un seuil critique d’investissement dans l’IA puisque, comme vous l’avez constaté, les plus petites entreprises sont les moins performantes en la matière ? 

MA. Ce seuil financier existe, bien évidemment, mais il n’a rien de rédhibitoire puisque certaines TPE et PME ont résolu le problème en externalisant leur digitalisation, grâce notamment aux instruments que peut leur fournir une structure comme le DataLab Normandie. Instruments techniques, bien sûr, mais aussi aides à la recherche de financements.

Pour convertir les TPE et PME à l’IA, verriez-vous un intérêt à concentrer celle-ci sur les tâches qui, justement, sont les plus négligées – car souvent les plus chronophages ?  

DE. Au sein du DataLab, nous y travaillons en identifiant ces problématiques par filières d’activités et de métiers. Et je dois dire que cette piste est prometteuse, s’agissant des entreprises artisanales où le dirigeant est souvent confronté à des tâches répétitives pour la résolution desquelles l’IA est particulièrement efficace.

Les étudiants sont-ils suffisamment formés à l’IA ? 

MA. C’est une question essentielle. Et cet échange démontre que l’EM Normandie en a parfaitement saisi l’enjeu, d’autant que nous fonctionnons dans le cadre d’une alternance maximale entre l’École et les entreprises. La création de la chaire Digitalisation et Innovation au sein des Organisations et des Territoires (DIOT) témoigne de cette préoccupation, qui se nourrit d’un échange permanent entre la recherche académique et la pratique entrepreneuriale. Cet intérêt poussé pour l’IA est le prolongement de l’intérêt déjà ancien de l’École pour l’Intelligence Économique en général et l’Intelligence Économique Territoriale en particulier.  

Compte tenu du caractère forcément extraterritorial de la donnée, n’y a-t-il pas une contradiction à vouloir faire de l’IA un élément de l’Intelligence Économique Territoriale ?

MA. Ce n’est pas parce qu’on parle de digitalisation qu’on est forcément déterritorialisé. Pour avoir travaillé sur la localisation des entreprises spécialisées dans le digital, je peux vous dire que leur implantation est très solidaire d’une aire donnée et de son tissu économique. C’est si vrai que dans le secteur des puces et des semi-conducteurs, que j’ai particulièrement étudié, la relocalisation est au cœur de la réflexion européenne sur la souveraineté numérique.

Mathilde AUBRY, extraits :

« La transformation digitale est évoquée dans des contextes de plus en plus nombreux et elle est souvent associée à des termes aussi barbares que vagues, généralement des anglicismes : blog, e-learning, analytics, hashtag, MOOC, Natives, Crowdfunding, Cloud, Big Data, Blockchain, Dataviz, Fintech…  Par conséquent, l’expression est aujourd’hui parfois galvaudée et il est difficile de comprendre exactement à quoi l’on se réfère. ll nous a donc semblé important, dès la première question de cet ouvrage, de clarifier ce point et de donner une définition claire de ce que nous entendons par  transformation digitale.

Pour cela nous nous sommes appuyés sur la définition de I’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économique). En effet, celle-ci nous semble, parmi la multitude de définitions proposées dans la littérature académique ou professionnelle, la plus précise et englobante tout en restant accessible.  Cet organisme nous explique que la « transformation digitale » fait référence aux effets économiques et sociétaux de la numérisation et de la digitalisation. La numérisation correspond à la conversion de données et de processus analogiques dans un format lisible par la machine. La digitalisation désigne, quant à elle, l’utilisation des technologies et données numériques, ainsi que les interconnexions qui donnent lieu à la naissance d’activités nouvelles ou à l’évolution d’activités existantes. 

Cette définition et sa traduction permettent d’ores et déjà de souligner qu’en français, les termes ‘‘numérique’’ et ‘‘digital ‘‘ ne sont pas de parfaits synonymes et pourquoi nous privilégions le second. […]

La caractéristique principale du digital est une capacité à générer des changements à un rythme très rapide. Cela oblige en permanence à analyser les évolutions passées pour les intégrer tout en essayant de se projeter au mieux sur ce qui adviendra ensuite. Ainsi, la signification réelle de ces termes est en constante évolution en fonction des données technologiques et surtout de la manière dont les organisations se les approprient. »

La transformation digitale en entreprise, 100 questions, 100 réponses, par Mathilde Aubry et Mamadou Sanoussy Sow (dir), Ellipse, 2021. Extrait de la préface de Mathilde Aubry.

Biographies

Mathilde AUBRY

Mathilde Aubry est professeure en économie et a rejoint l’EM Normandie en 2012. Elle est titulaire d’un doctorat en économie industrielle de l’Université de Caen-Normandie obtenu en 2012. Sa thèse comme ses recherches portent sur le marché des semi-conducteurs en général et plus particulièrement sur les cycles économiques et industriels. Elle est responsable de la chaire Digitalisation et Innovation au sein des Organisations et des Territoires (DIOT). 

Son blog sur le site de l’EM Normandie : https://blog.ecole-management-normandie.fr/fr/author/maubry/

Denis ESCUDIER

Vice-président du Datalab Normandie, Denis Escudier est directeur associé de MomentTech, et dirigeant de MomentTech IA, filiale éditrice de l’IA PARC (https://iaparc.com/), 1ère plateforme de datascience souveraine optimisée pour le deep learning, implantée à Caen. Après des débuts dans l’informatique au sein d’un groupe international de conseil, il a fondé et présidé en 2000 la société Adentis SA, société de conseil et de recherche en hautes technologies pour les télécoms, l’aéronautique et la Défense, société qu’il a revendue en 2011. En 2012, il a créé la filiale française de l’américain Jones & Ducrest puis dirigé la société Atlantic Technologies spécialisée dans l’ingénierie pétrolière offshore. Il a été aussi directeur général de la start-up caennaise SoyHuCe dans sa phase de structuration et de levée de fonds.

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