Les investissements russes dans les ports arctiques ne visent pas seulement la valorisation des hydrocarbures

Photo : Les investissements russes dans les ports arctiques ne visent pas seulement la valorisation des hydrocarbures

Un article paru sur le Journal de la Marine Marchande.

Gisement de ressources pétrolières, minières et halieutiques, l’Arctique coalise de nombreux intérêts et pour les mêmes raisons, alimentent toutes les inquiétudes. La Russie, la mieux placée pour profiter de la navigation arctique, s’en donne les moyens en tissant un véritable système portuaire sur sa façade arctique avec construction de ports « greenfield » et modernisation des infrastructures existantes. Olivier Faury et Nicolas Montier, tous deux professeurs associés à l’EM Normandie-Métis Lab, et Yann Alix délégué général de la Fondation Sefacil sont à l’initiative d’une étude portant sur le développement des ports de l’Arctique*. Celle-ci met en évidence l’évolution de la route maritime du Nord (NSR) vers un réseau d’infrastructures complexes à des fins stratégiques et géopolitiques.

Que cherchiez-vous à démontrer avec cette étude ?

Olivier Faury : L’objectif était d’analyser l’évolution et l’organisation des ports en Arctique russe. Nous souhaitions mettre en évidence plusieurs points qui nous paraissaient pertinents. Tout d’abord, ces dernières années a émergé un système portuaire dédié à l’exportation de matières premières, essentiellement énergétiques. Si Mourmansk y tient un rôle primordial, un nouveau hub est en train d’émerger de l’autre côté de la route maritime avec le port de Petropavlovsk. Il apparaît que les projets en cours sont en fait, pour la majeure partie d’entre eux, des réminiscences de l’ère soviétique.

La région est, dit-on, riche de 15 % des réserves mondiales de pétrole et 30 % du total de gaz, sans parler de ses ressources halieutiques et minières, ces minerais qui précisément jouent un rôle nodal dans les industries de haute valeur ajoutée. Est-ce que l’exploitation des ressources est le seul moteur des investissements dans la région ?

O.F. : De nombreuses études montrent que la Russie est fortement dépendante des ressources énergétiques. La mise en valeur des champs d’hydrocarbures de ces régions lui permet de faire face au vieillissement de ceux en cours d’exploitation. J’aurais donc tendance à penser que l’exportation de ces ressources est un vrai levier de développement pour cette région.

Cependant, parier sur un développement économique exclusivement basé sur des champs de pétrole et de gaz est dangereux pour maintenir une présence durable. Il me semble qu’ils soient davantage une première étape en vue de développer des zones franches ou des activités plus « durables » économiquement. J’en veux pour preuve la mise en place de centrales nucléaires flottantes dans des zones isolées ou encore, la présentation à la fin du mois d’un projet de zone franche pour permettre d’accentuer le développement économique de cette zone.

À quelles ambitions, selon vous, répond l’objectif fixé par Vladimir Poutine d’expédier 80 Mt le long du NSR d’ici 2024, que vous rappelez d’ailleurs ?

O.F. : Ils pourraient permettre de sécuriser la navigation de navires en offrant des ports de refuge aux navires en difficulté. Le développement des ports est à mettre en perspective avec le renouvellement de la flotte de brise-glace, véritable colonne vertébrale du développement de la navigation arctique russe. De même, la construction d’aéroports et de voies ferrées permettront de désenclaver ces régions et de connecter les ports au réseau national. Une connexion qui est nécessaire pour apporter des pièces pour la maintenance ou la réparation de navires, si besoin…

Vous évoquez des investissements étrangers dans les ports de la région mais ne s’agit-il que des pays qui sont aux premières loges de l’Arctique, la Russie le long de la façade sibérienne à l’Est, et le Canada le long de ses côtes à l’Ouest ?

O.F. : Notre étude pointe le fait que la Chine est un partenaire important pour la Russie. À titre d’exemple, via China National Petroleum Corp. (CNPC) et Silk Road Fund, elle participe au financement du projet d’usine de liquéfaction du gaz à Sabetta, au côté de Total et de Novatek. Il faut avoir à l’esprit que la construction d’une usine de liquéfaction, sous ces latitudes et dans un temps défini, est un véritable tour de force au vu de la difficulté de transport des modules dans des conditions de navigation complexes et changeantes. Mais ce n’est pas le seul projet de ce type dans la région. On peut également citer le projet Arctic LNG2 auquel participe aussi CNPC.

La Chine est également active en Arctique Russe via Polytechnology pour la mise en place d’une ligne de chemin de fer appelé Belkomur et reliant Arkhangelsk au reste du réseau national mais aussi à Indiga (dans la mer de Pechora). L’objectif est de faire d’Arkhangelsk un point de sortie pour des flux de conteneurs. Cependant, il faut reconnaître que si le projet de développement de Sabetta est déjà une réalité, ceux d’Arkhangelsk et du Belkomur semblent expérimenter un démarrage plus long et plus complexe.

Quels sont les ports qui pourraient tirer leur épingle du jeu parmi ceux pour lesquels Moscou avait ouvert les vannes aux investissements privés ?

O.F. : Selon nous, Mourmansk est clairement le mieux placé. Le port est relativement proche des champs de pétrole de gaz de la péninsule de Yamal et de la mer de Pechora. Il est libre de glace toute l’année et est capable d’accueillir des navires à fort tonnage. Ces deux avantages font de lui le hub parfait pour connecter des navires de classe glace à faible capacité de chargement et des navires de plus forte capacité. Aussi, il est le plus proche des ports européens du range nord qui sont les premiers touchés par les navires depuis Mourmansk. In fine, les deux tiers des navires qui touchent Mourmansk viennent ou vont dans un port qui n’est pas dans l’Arctique. Notre étude révèle aussi que la répartition des navires touchant Mourmansk est relativement équilibrée entre les tankers, les vraquiers secs et les cargos, même si ces derniers sont un peu moins bien représentés. Ce léger déséquilibre peut s’expliquer par la présence d’un FPSO dont le but est de permettre le transbordement du brut des terminaux de la mer de Pechora, et par l’exportation de charbon par la société Suek.

L’autre port de la partie ouest qui peut tirer son épingle du jeu est Arkhangelsk. Selon les données que nous avons analysées, la majorité des flux sont gérés par des cargos avec là aussi, une forte connexion au ports Européens. Plus à l’est, Petropavlovsk semble gagner en connectivité avec les ports de l’Arctique russe oriental, même si pour le moment, il semble plus connecté aux autres ports russes, hors Arctique, qu’aux ports étrangers.

Un élément que nous n’abordons pas mais qui attise ma curiosité sera l’évolution du « couple » Petropavlovsk/Vladivostok. Vladivostok est connecté par le rail au réseau national et doté d’une zone franche. Il sera intéressant de voir si la relation entre ces deux ports se renforce dans les prochaines années et ainsi, si Petropavlovsk profitera de l’hinterland de Vladivostok.

Vous ne parlez pas de Sabetta qui est pourtant le point nodal du projet Yamal LNG.

O.F. : Le cas de Sabetta est intéressant. Notre étude met en évidence le fait que ce port, qui est dédié à l’exportation de gaz, est directement connecté à des ports étrangers. Si cela laisse à penser que nous sommes face à un nouveau hub, dans les faits il n’en est rien. Les flux quittant Sabetta sont très majoritairement liés à l’exportation de GNL. La raison pour laquelle nous sommes à plus 70 % de connexion avec des ports étrangers est due à l’utilisation de Honnisvag (Norvège) comme hub de transbordement. Or, ce transbordement se fera très prochainement dans la partie russe de la péninsule de Kola, augmentant ainsi le poids de Mourmansk dans la gestion des flux de matières hydrocarbonées.

Votre étude fournit deux axes de résultats. Le premier concerne le type et la destination des flux. Le second se concentre sur la manière dont les ports sont reliés à l’arrière-pays. Quels enseignements en tirer ?

O.F. : Notre étude met en lumière plusieurs éléments. Nous assistons depuis plusieurs années à l’implémentation d’un système portuaire dédié à faciliter l’exportation de matières premières en association avec l’utilisation de navettes faisant des allers/retours entre les hubs et les terminaux gaziers et pétroliers. Nous observons que les ports qui seront amenés à jouer le rôle de hub ont commencé à diversifier leurs activités avec de la pêche, de la croisière et de la gestion de conteneurs. Nous remarquons que des projets d’infrastructures permettant de connecter les ports au réseau national sont en train de voir le jour. Ces régions qui étaient isolés jusqu’à présent sont réintégrés dans l’espace russe via la construction d’aéroports, de lignes de chemin de fer, ou encore via le réseau fluvial.

Quels sont finalement les freins à l’attractivité économique de cette zone de navigation ?

O.F. : L’un des points qui revient fréquemment quand on parle de la Route Maritime Nord est l’isolement auquel devront faire face les navires qui sont en difficulté. En augmentant le nombre de ports et en les connectant au reste du pays tout en renouvelant la flotte de brise-glace, les autorités russes « sécuriseraient » le passage.

Les investissements liés aux ports et aux infrastructures terrestres témoignent de la volonté des autorités russes de développer l’hinterland. Cela laisse à penser qu’ils pourraient viser des activités économiques décorrélées de l’exploitation de ressources finies. Ce faisant, une opportunité est offerte aux pays enclavés tel que le Kazakhstan pour exporter leur production sans avoir à négocier un passage par d’autres anciennes républiques soviétiques.

L’étude d’Olivier Faury.

Auteur(s)
  • Photo :

    Olivier Faury Professeur assistant en supply chain management et logistique

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