La RSE, Responsabilité sociale/sociétale des entreprises, tout le monde en parle. Pourtant, ce que l’on entend par là ne semble pas si clair à y regarder de plus près. Un bilan RSE d’une grande multinationale peut en effet autant contenir des références aux politiques de recyclage que des indications sur la lutte contre les discriminations ou des détails sur la gestion d’une fondation philanthropique. Un rapport sénatorial de juin 2020 écrivait ainsi :
« La situation actuelle conduit à produire des rapports RSE très normatifs, souvent abscons, fouillis ou indigestes »
Il semble que les choses n’aient pas beaucoup évolué depuis. On peine parfois à comprendre la logique à l’œuvre faisant fuser les critiques des chercheurs, des praticiens, des politiques ou même des consommateurs qui n’y verront qu’une étiquette qui « fait bien » mais sans véritables implications au-delà. Le danger ici est triple : déboucher sur des politiques RSE sans cohérence et donc illisibles, favoriser les démarches opportunistes comme le greenwashing et légitimer un cynisme déjà très présent dans des sociétés.
Comment permettre aux dirigeants, managers et employés impliqués de donner du sens à leurs actions en matière de RSE ? C’est à penser un outil conceptuel que nous nous sommes attelés dans un travail de recherche publié récemment dans la California Management Review.
A l’origine une réponse intellectuelle critique du libéralisme
Nous sommes pour cela repartis de l’histoire du sujet : d’où vient cette idée de responsabilité sociale des entreprises ? Un mouvement en ce sens émerge à la sortie de la la Seconde Guerre mondiale. Les chercheurs et praticiens étasuniens parlaient alors souvent de neighborliness – de bon voisinage – pour expliquer ce que la RSE veut dire.
Howard Bowen en particulier, économiste américain (1908-1989), parle ainsi, dans un texte fondateur de 1953 intitulé Social responsabilities of the businessman, de l’entreprise « comme citoyen et comme voisin de la communauté locale ». Ses travaux alimenteront notamment dans les années 1970 la théorie du « managérialisme éthique ». Ce genre de réflexion s’inscrit notamment contre la vision néoclassique de l’entrepreneur dont l’objectif ne saurait être autre que de maximiser son profit et dont le rôle social se limiterait à payer des impôts.
Comme l’explique notamment le philosophe Grégoire Chamayou, professeur à l’ENS de Lyon dans son ouvrage La Société ingouvernable, Bowen portait une critique intellectuelle dans un contexte de fortes contestations ouvrières. Son raisonnement part d’une faille que deux chercheurs Adolf Bearle, juriste et Gardiner Means, économiste, avaient repéré dès 1932 dans le paradigme dominant : tout s’y passe en effet comme si le propriétaire de l’entreprise et les managers ne formaient qu’un, ce qui rend le système optimal. Or dans les faits, avec le système actionnarial, ce ne sont plus uniquement les propriétaires mais également les managers qui imposent les règles et ceux-ci ont des intérêts différents.
Qu’à cela ne tienne, répond Bowen, c’est bien dans la mesure où le manager ne gère pas l’entreprise pour lui-même qu’il est fondé à le faire. Il doit bien évidemment rendre des comptes aux actionnaires de l’entreprise, mais il a également une responsabilité sociale plus large. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Réfléchissant à cette question, Henry Eilbirt et Robert Parket écrivent 20 ans après Bowen dans la revue Business Horizons.
A cette même époque, General Electric, Ford et d’autres grandes entreprises étasuniennes emploient le même terme pour qualifier leurs politiques d’engagement local. Ford établit par exemple des comités de relations locales dans chacune de ses 35 usines.
S’ancrer dans son territoire
Nous proposons la définition suivante pour aujourd’hui :
« La RSE désigne un mode ouvert et collaboratif d’engagement vis-à-vis des problématiques économiques, sociales et environnementales qui soit ancré dans le territoire, piloté par la communauté, orienté vers l’action et respectueux des voisins et des réalités locales ».
Cela impose 4 déplacements principaux : passer de la responsabilité restreinte à l’acceptation des contraintes des territoires dans lesquels l’entreprise est présente ; passer d’un détachement distant à une expérience partagée des conséquences locales ; passer de rapports et reporting globaux à des actions faisant sens localement ; et passer d’une logique autocentrée et égoïste à des partenariats durables entre égaux.
Nous nous appuyons pour cela sur des exemples concrets d’entreprises s’engageant dans des logiques de bon voisinage : Prêt-A-Manger collaborant avec des ONGs londoniennes pour aider les SDF, LVMH offrant de modifier ses chaînes de montage pour produire du gel hydroalcoolique pendant la pandémie, ou encore la Royal Bank of Scotland qui met son centre de conférence inutilisé pendant le confinement à disposition d’associations caritatives.
Il ne s’agit de distribuer des bons points ou d’être naïfs sur les motifs, mais plutôt de montrer comment cette idée de bon voisinage peut permettre de donner du sens aux stratégies et politiques de RSE sur la base de 4 questions simples : De quoi le voisinage a-t-il besoin, ici et maintenant ? Que pouvons-nous offrir spécifiquement ? Quelles sont nos contraintes institutionnelles et locales ? Sur quelle base devons-nous donner la priorité à certaines demandes ?
Point essentiel, les réponses à ces questions ne doivent pas venir uniquement des dirigeants et managers de l’entreprise. Il appartient à l’ensemble des acteurs de les construire, en échange constant avec les communautés et territoires dans lesquels l’entreprise est implantée.