Professeur en marketing et directeur académique (M2 stratégie marketing et développement commercial) à l’EM Normandie, Yonathan Silvain Roten a consacré sa thèse et ses recherches aux nouvelles pratiques d’interactions phygitales entre consommateurs et vendeurs.
Dans un contexte de digitalisation des magasins, Actu Retail a pu interroger ce spécialiste du partage d’écran sur l’utilité de tels dispositifs pour les consommateurs.
Vous travaillez, dans le cadre de vos recherches, sur le développement des interactions phygitales en magasin : de quoi parle-t-on exactement ?
Yonathan S. Roten : Depuis quatre ou cinq ans, le terme phygital sert avant tout à désigner des points de contacts. Ces points de contacts peuvent être à la fois digitaux et physiques, de façon simultanée ou successive. Il y a de plus en plus de dispositifs digitaux dans les espaces de vente et c’est la raison pour laquelle on parle de magasins phygitaux. Le client peut se trouver dans un point de contacts physique de l’enseigne – le magasin – et avoir recours en parallèle à un dispositif digital.
Cette tendance crée énormément de questionnements autour de l’autonomie du consommateur. Désormais, le consommateur a la possibilité de trouver des informations de façon plus autonome via des kiosques interactifs. En d’autres termes, il peut se servir lui-même. Cela interroge de fait le rôle des vendeurs : quel est leur rôle dans un tel contexte, comment redonner un sens à leur travail ?
Ces interactions phygitales s’accompagnent d’une dimension quasiment géographique : le client, au lieu d’être face au vendeur, se trouve à ses côtés quand il s’agit d’utiliser ensemble un écran interactif. Qu’implique cette nouvelle géographie des interactions entre vendeur et consommateur ?
Yonathan S. Roten : Avec le phygital, il y a bien une nouvelle géographie des interactions. Cela s’explique par l’introduction de dispositifs digitaux et l’utilisation naturelle du smartphone par les clients en magasin… pour 80 % d’entre eux ! Avant, il pouvait y avoir une gêne à utiliser son téléphone en présence d’un vendeur. Cette pratique ne pose aujourd’hui plus question. En fin de compte, ceci a favorisé le développement d’interactions entre le vendeur et le client autour de l’écran. Et ces interactions sont généralement « côte à côte » et non en « face à face ». Cela crée davantage de proximité, d’autant plus quand l’écran est petit. C’est à double tranchant : cette proximité peut aussi bien susciter une gêne sociale qu’un rapprochement.
Ce type d’interactions peut rappeler des situations où l’on fait du shopping avec sa famille ou ses amis autour d’un écran, pour choisir un produit par exemple. C’est un phénomène qui s’observe à domicile, que l’on appelle le co-shopping ou le shopping en commun. On peut citer le cas d’un adolescent accompagné de ses parents pour acheter un produit depuis son ordinateur. Les interactions phygitales que l’on a avec un vendeur peuvent faire écho avec ces expériences de consommation vécues en famille ou avec ses amis. Le client, quelque part, se sent « à égalité » avec le vendeur.
Pourquoi avoir souhaité, dans votre parcours universitaire, investiguer ce champ des interactions phygitales ?
Yonathan S. Roten : Je crois que le digital introduit énormément de nouveaux concepts. À chaque fois que le digital progresse, il induit un changement de rôle en magasin ou une révolution qu’il faut intégrer. L’écran est aujourd’hui omniprésent dans nos interactions sociales. Le smartphone est systématiquement présent dans notre poche et nous sommes régulièrement amenés à y avoir recours. C’est très intéressant d’un point de vue sociologique, car l’interaction devient d’une certaine manière triangulaire. L’interaction n’est plus seulement « face à face » : il y a de nouvelles postures et des angles à étudier. Se regarde-t-on encore dans les yeux ? À quel point cela impacte-t-il l’interaction ?
Cet impact peut avoir lieu à trois niveaux de l’interaction. Au niveau utilitaire, le phygital nous aide-t-il réellement à faire nos choix ? On peut en effet se demander si l’écran partagé avec un conseiller nous permet de conduire nos achats de façon plus efficace. C’est l’image du tuteur : un vendeur aidé d’un écran est-il en mesure de mieux nous montrer afin de guider nos choix ? Au niveau expérientiel et ludique, il s’agit de s’interroger sur la capacité du phygital à nous faire découvrir de nouvelles choses. Le bénéfice relève ici du sentiment de partenariat, de la même manière que l’on partage un bon film au cinéma avant d’en discuter ensemble. Au niveau de la facilitation enfin, on peut avoir à l’esprit un vendeur présent en cas de besoin mais qui laisse le client effectuer sa manipulation de façon autonome. Les vendeurs dans les Apple Stores illustrent bien ce rôle dans l’interaction phygitale.
Tous ces niveaux, toutes ces postures – tuteur, partenaire, facilitateur – se retrouvent dans les sciences de l’éducation qui sont les pionnières dans ce domaine. Les premiers écrans à avoir été utilisés de façon partagée l’ont été dans les écoles. Il n’y avait généralement pas suffisamment d’ordinateurs : les élèves se retrouvaient donc dans une salle dédiée et se rassemblaient par groupes de deux ou trois autour d’un seul et unique poste.
Des chercheurs ont alors étudié les interactions qui en découlaient, que ce soient entre élèves « côte à côte » ou avec une intervention du professeur sur le mode d’un tuteur ou d’un facilitateur plus en retrait. Ces interactions, quelles qu’elles soient, doivent avant tout respecter les besoins de l’utilisateur, par nature différents d’un individu et d’une situation à l’autre. C’est toute la difficulté que représente le phygital pour les marques, à savoir comprendre de quel accompagnement humain le consommateur a réellement besoin quand il utilise en magasin les dispositifs digitaux à sa disposition.
Quels sont les consommateurs les plus à même d’utiliser une interaction phygitale dans leur parcours d’achat ? Avez-vous identifié des profils types ?
Yonathan S. Roten : Il y a différents types d’interactions phygitales. Certaines peuvent être très courtes, d’autres beaucoup plus en profondeur. C’est le cas chez Ikea où vous co-créez des meubles ou votre propre cuisine. La propension d’un consommateur à avoir recours au digital dépend de l’étape de décision dans laquelle il se trouve. Si vous êtes en amont de cette décision, il est possible que vous ne cherchiez qu’à faire de premières recherches ou à manipuler un produit de façon autonome.
Dans ce cas, le rôle d’un vendeur aidé d’un écran peut être celui du facilitateur. Il présente au consommateur l’outil digital présent en magasin, répond à ses éventuelles questions puis le laisse naviguer en toute indépendance. Je pense que cette posture de vendeur facilitateur peut convenir à la majorité des clients utilisant des outils digitaux en magasin. Pour les personnes rencontrant des difficultés avec le numérique, le vendeur peut au contraire agir en tant que tuteur et être dans une interaction plus utilitaire.
N’oublions pas que l’écran, par nature, ajoute un élément visuel dans les interactions que nous sommes susceptibles d’avoir avec un vendeur. Dans un échange « face à face » traditionnel, c’est l’expression corporelle et verbale qui est la plus importante. Désormais, il y a cette possibilité de suivre visuellement ce qui se passe sur l’écran. Cela ajoute une notion de transparence. D’après plusieurs études, une personne située derrière un ordinateur et qui ne peut voir l’écran a généralement le sentiment qu’on lui cache quelque chose.
Le terme même d’écran peut avoir un double sens : il peut être un écran dans la communication autant qu’un vecteur de transparence. Dès que l’on ouvre un écran, dès qu’on le partage, ce sentiment de transparence s’accroît. Or, cette transparence est liée à des valeurs éthiques qui comptent de plus en plus dans le choix des consommateurs. Les interactions phygitales ont de multiples facettes et nous commençons à peine à les découvrir. Il nous reste encore beaucoup à apprendre sur les atouts des écrans et les bonnes pratiques associées, du vendeur « guide » au vendeur « partenaire ».
Quelles caractéristiques d’un magasin peuvent favoriser les interactions phygitales ?
Yonathan S. Roten : Cela peut paraître contre-intuitif, mais le fait qu’un magasin soit bruyant va encourager les interactions phygitales. Quand il y a du bruit extérieur ou de la foule, la présence d’un écran facilite la compréhension du vendeur par le consommateur. Cognitivement, c’est beaucoup plus confortable de voir ce qui se passe sur un écran dans cette situation.
Ensuite, il faut avoir en tête que le phygital peut être utilitaire – à l’instar des caisses automatiques – aussi bien qu’à but socio-hédonique. C’est le cas des cabines d’essayage virtuelles ou des écrans disponibles chez Sephora qui permettent de voir ce que donnerait tel ou tel maquillage. Mais mettre trop d’écrans dans un magasin, sans que leur utilité ou leur bénéfice en termes d’expérience client ne soit avéré, est clairement contre-productif. Au contraire, trop d’écrans tue l’écran ! Quand il y en a trop, ils sont désertés.
Je pense que l’intérêt de l’interaction phygitale, c’est l’accompagnement. En d’autres termes, retrouver de l’humain et du social. Il faut remédier à la digitalisation à outrance de certains magasins. Les interactions phygitales peuvent être un atout au service d’un moment de convivialité. Mais cela dépend des circonstances et de la capacité des enseignes à capter les situations et les besoins de leurs clients.
Avez-vous le sentiment que nous ne sommes qu’au début de la « phygitalisation » de nos magasins ?
Yonathan S. Roten : Comme tout nouveau phénomène, il s’est développé certaines fois à l’extrême et maintenant recherche son juste milieu en introduisant aussi de l’humain dans le digital. L’enjeu pour les magasins sera de proposer des dispositifs et des applications qui vont apporter un bénéfice utilitaire ou socio-hédonique en matière d’expérience client – des expériences que l’on partagerait sans oublier l’aspect humain. Les éléments superflus de l’hyper-digitalisation des magasins vont peu à peu disparaître. Il y aura peut-être moins d’écrans, mais ceux qui resteront devront pouvoir privilégier l’interaction sociale. Après le Covid, on a constaté que cette interaction avait manqué aux clients et qu’ils avaient envie de revenir en magasin. Même si des habitudes se sont accélérées et forgées autour du digital, il s’agit maintenant de les combiner avec cette volonté de retrouver de la convivialité et du lien social.
On peut se demander à quel point cela va impacter la configuration des magasins. De grandes marques réduisent leur surface de vente, comme Decathlon ou Ikea avec leur enseigne « City », pour être présentes au cœur des villes. L’interaction autour de l’écran avec le vendeur permet de montrer au client les caractéristiques d’un produit et de confirmer avec lui qu’il est adapté à ses besoins, sans qu’il ne soit physiquement exposé ou en stock dans le magasin. Il est alors invité à le commander seul ou avec le vendeur sur l’écran, pour le faire livrer chez lui ou le retirer plus tard en « click and collect ».
La popularisation d’une telle pratique d’achat pourrait amener les retailers à reconsidérer la surface de magasin dont ils ont réellement besoin. Est-ce que le phygital va conduire au développement de points de vente dotés de gammes de produits beaucoup plus restreintes à retirer sur place ? C’est possible, un peu à l’image des pop-ups. Cela consiste finalement à dissocier le moment de l’achat et celui de l’approvisionnement ou de la consommation. Il y a beaucoup de questionnements intéressants autour de l’imbrication de l’humain et du digital : je crois que nous ne sommes qu’au début de l’évolution des magasins consécutive à ce phénomène de retour naturel à un certain équilibre.